Pour Francis Berezné / Jean Fournié
Publié 5 novembre 2010 dans Agora
J’ai rencontré Francis dans les années 1964, 65 à Paris. Depuis lors, à travers les vicissitudes de nos vies respectives, nous n’avons pratiquement jamais cessé de nous voir, entretenant un compagnonnage, une complicité intellectuelle et affective qui ne s’est jamais démentie.
On peut dire que nous étions témoins l’un de l’autre.
A l’époque où nous sommes rencontrés, Francis était engagé dans une activité militante visant à modifier les lignes de force, comme on dit aujourd’hui, au sein de la société. Très vite, je devais le rejoindre dans cette activité exaltante mais passablement incertaine, voire improbable, que constitue l’engagement politique visant non seulement à transformer la monde, mais aussi et peut être surtout, à changer la vie, nos vies. Mais bien vite, Francis devait se détourner de l’action politique pour se donner corps et âme à ce qui allait constituer le fil d’Ariane, le centre de gravité de sa vie d’Homme : la peinture.
Il y avait là quelque chose de la vocation, un appel.
Je me souviens de l’époque où, alors qu’il venait à peine de quitter l’organisation où nous militions et où il s’était engagé sans réserve, comme dans tout ce qu’il entreprenait, ll m’expliquait alors que l’action politique, le militantisme, n’était décidément pas sa voie. Ce n’était pas pour lui, Il n’était pas fait pour ça, alors même qu’il était considéré par les camarades et les responsables politiques de la petite organisation à laquelle nous appartenions comme un élément particulièrement brillant, “prometteur”, comme on disait alors, par son intelligence aiguë, sa culture, son dévouement, son abnégation. Mais la politique n’était pas son affaire.
Son affaire, c’était la peinture.
Francis était peintre, sculpteur, écrivain. Mais c’est sans doute la peinture qui l’habitait le plus. Il avait commencé, très jeune, à s’initier à la pratique artistique en participant à des ateliers d’art plastique aux Arts décoratifs. Il était ensuite devenu l’assistant de son maître d’atelier puis, quelque temps après, avait enseigné aux Beaux Arts. Plus tard, outre des travaux d’orfèvrerie et la création de bijoux dans l’atelier de son oncle, rue Cadet, où il avait trouvé refuge et pour lequel il avait une tendresse particulière, il devait réaliser des cheminées, plus généralement des aménagements intérieurs en pratiquant l’art du modelage au plâtre qu’il maîtrisait parfaitement, soit sur des murs, soit en créant du mobilier : tables, canapés, banquettes, étagères de cuisine. Des formes toujours très épurées, aériennes, faites de pleins et de déliés, toujours d’un blanc immaculé. C’est ainsi qu’il avait, par exemple, en partie reconfiguré et remodelé l’appartement de Jeanne Moreau.
En ce qui concerne la peinture, Francis manifestait une forme d’exigence qui lui interdisait de se plier à la mercantilisation et à la concurrence toujours plus effrénée du marché de l’art, ainsi qu’aux vicissitudes et aux rapports de force qui caractérisent le monde des galeries. D’une manière générale, je crois que Francis a toujours manifesté une grande répugnance à se trouver inclus – en dehors de la brève parenthèse du militantisme – qu’il s’agisse d’un groupe, d’un parti, d’une école ou dans la société. L’appartenance n’était pas son fort. C’était un outsider ; il détestait les chapelles. Peut-être aussi avait-il peur de dépasser le simple stade de la création pour s’exposer de manière plus frontale au jugement du public. Il organisait néanmoins régulièrement des expositions, le plus souvent chez des amis, qu’il avait nombreux, ou dans des lieux alternatifs, ce qui lui permettait de boucler des fins de mois toujours hautement acrobatiques. Francis avait une économie de moine bénédictin, pour autant que ces derniers soient vraiment économes. Les quelques sous qu’il récoltait étaient pour l’essentiel consacrés à l’achat de toiles, de châssis, plus récemment à l’aménagement de sa maison D’Annoville et de son atelier, auxquels il tenait tant.
Francis avait une vaste culture, littéraire, picturale, cinématographique. Il s’intéressait particulièrement à l’Art brut avec lequel il entretenait une sorte de compagnonnage contrasté, fait à la fois de distance et de fascination. Le Dit du brut, l’un des livres qu’il a écrit, retrace cette expérience. Il s’était plusieurs fois rendu à Lausanne, au musée de l’Art brut, pour redécouvrir l’œuvre d’artistes du “genre” qu’il connaissait et admirait : Adolf Wölfli, Gaston Chaissac, Aloïse…Il avait récemment adhéré – mais toujours sur la pointe des pieds – à l’association l’Aracine, destinée à faire connaître et à promouvoir les œuvres attachées ou rattachées à l’Art brut, association à l’origine de la création récente du musée d’Art brut de Villeneuve d’Ascq.
En dehors de son travail pictural, Francis écrivait. Il a publié quatre ouvrages à La Chambre d’écho , dans lesquels il retrace, pour une bonne part, son expérience de la folie, sa vie erratique et vagabonde – titre de l’un de ses livres – de SDF, logeant pour un temps sous les ponts, à Joinville le Pont, précisément. Littérature de témoignage, au départ, manière d’exorciser l’horreur de l’univers carcéral dans lequel on l’avait relégué pendant de trop longues et terribles années, son écriture était devenue au fil du temps de plus en plus maîtrisée, fluide, épurée, proprement “littéraire”. Il avait en route un nouveau livre et je crois que le travail d’écriture le mobilisait de plus en plus.
Francis s’intéressait aussi beaucoup au cinéma. Au cours de ces dernières années, il était passé à la réalisation. Des petits films, à budget plus que serré, réalisés avec l’aide de quelques amis, où il se mettait lui-même en scène. Ces derniers mois, il travaillait au montage de son dernier film : les Amours impossibles.
Sujet depuis le milieu des années 70 à de profondes crises d’angoisse, Francis avait fait plusieurs séjours en hôpital psychiatrique, d’abord à la clinique de Laborde, puis, dans des conditions effroyables, à des années lumières de ce qui se passait à Laborde, à l’hôpital psychiatrique de Perray-Vaucluse, où il est resté trois très longues années, coupé du monde, sans aucunes visites, comme retranché des vivants. L’ayant longuement et vainement cherché, dans l’impossibilité de le retrouver, c’est le seul moment de notre longue amitié où la parole nous a été proscrite. Nous avions perdu le contact.
Lorsque nous avons enfin pu nous retrouver, Francis était méconnaissable. Il avait pris vingt bons kilos, était bourré de médicaments, ne parlait plus, était incapable de franchir une porte…
Je crois qu’il a gardé de cette expérience terrifiante, véritable expérience des limites, en milieu fermé, dans les pires conditions asilaires, en même temps qu’un regard désabusé sur le monde, une forme de bonté et de sagesse, une gentillesse bonhomme qui s’exprimait dans son regard et qu’il savait transmettre à ses amis. Cette “connaissance de l’enfer”, selon l’expression de l’écrivain psychiatre portugais Antonio Lobo Antunes, Francis avait peu à peu réussi à s’en distancer, sans pour autant jamais arriver complètement à s’en libérer. Francis était un rescapé. Comme les anciens déportés, ses nuits étaient ponctuées de cauchemars, il était poursuivi par des infirmiers, ou pire encore. La peur n’était jamais loin. Ses démons ou plutôt sa souffrance venaient régulièrement le rattraper, même s’il avait appris, au fil du temps, à les apprivoiser, les tenir à distance, demander de l’aide à ses amis à chaque fois qu’il en était besoin. Soutenu par quelques uns d’entre eux, il avait ainsi peu à peu réussi à se reconstruire – quel terme abominable ! – à retrouver une sociabilité qui le faisait aimer par les gens qu’il rencontrait. Il avait aussi le courage rare de pouvoir parler de toute cette période et plus généralement de ce qu’il appelait sa folie avec les gens dont il se sentait proche, sans aucune acrimonie ni ressentiment, mais comme avec détachement et avec une forme d’humour qui, au regard des situations dramatiques qu’il décrivait, faisait froid dans le dos.
Francis était juif. Ses grands parents étaient arrivés en France au début du siècle dernier, fuyant les pogroms en Russie. C’est peut être de là – et d’eux – qu’il tenait cet humour à la fois joyeux et désenchanté dont il avait le secret.
Je veux rendre ici un hommage tout particulier à sa dernière compagne, Odile Demonfaucon, une artiste comme lui, qu’il aimait, et qui a su pendant de longues années, avant qu’il ne vienne s’installer à Annoville, dans La presqu’île du Cotentin, le soutenir, l’accompagner dans sa souffrance, le supporter, l’aimer.
Ces derniers temps, lorsque nous nous rencontrions, Francis paraissait – ou en tout cas m’apparaissait à moi – relativement apaisé, serein, comme réconcilié avec lui même. Il affichait souvent une égalité d’humeur et une apparente jovialité que je me surprenais parfois à lui envier. Il semblait enfin avoir trouvé à Annoville une forme de paix et de tranquillité qui lui convenait. Après tant d’années de souffrances et d’errance, il disposait enfin d’un lieu à lui, un lieu pour travailler, aussi modeste soit-il, et avait peu à peu à peu réussi à tisser des liens amicaux avec les gens du voisinage. Il était curieux des autres, aimait au fond profondément les gens – et leurs histoires. Francis aimait la nature, les paysages, “paysages-visages” – disait-il, les feuilles avec lesquelles il faisait des herbiers, les galets… Il adorait faire de longues promenades seul, le long des langues de mer qui bordent la région et qu’il avait coutume de prendre en photo. Il participait, à sa manière, à la vie de la commune en animant, pendant un temps, des ateliers d’art plastique auprès des enfants du village. Il participait par ailleurs à un groupe de travail autour de la revue Chimères à laquelle il collaborait, et se rendait régulièrement à la clinique de Laborde qui restait pour lui un pôle de référence – il manque ici la place pour parler plus avant du rapport de Francis à la clinique de Laborde – à l’antipode de son expérience terrifiante à Perray-Vaucluse, et où médecins et malades, avec lesquels il animait ces derniers mois un atelier de bandes dessinées, avaient appris à l’apprécier.
Cependant, la solitude lui pesait. C’est peu dire. Il est toujours difficile de parler de la solitude de l’autre. “Le désespoir n’a pas d’ailes”, comme disait Breton, avec qui nous avions fait nos premiers pas en surréalisme. Il faisait de fréquents aller-retour à Paris, qui restait “sa” ville, et où il disposait d’un plus grand éventail de possibilités d’échanges intellectuels et d’un réseau toujours plus large d’amitiés.
Je me souviens d’une série d’autoportraits où Francis se représentait en train de faire un pied de nez. Ces pieds de nez étaient bien dans sa manière, à la fois malicieuse et généreuse, espiègle, une invite à la connivence, au partage, en même temps qu’une interpellation : “Et toi…alors… Quoi ?” – Une question peut être trop souvent restée sans réponse, manière déjà aussi, peut être, de tirer sa révérence.
Je crois qu’il faut considérer son geste ultime comme un acte de liberté, de souveraineté, un dernier pied de nez à un monde dont il savait trop qu’il ne tournait décidement pas rond et avec lequel il n’avait jamais vraiment réussi à pactiser.
Je veux ici rendre grâce à Francis, mon ami, pour tout ce qu’il m’a apporté au cours de ces quarante cinq années de vies entrecroisées. La mienne, désormais, ne sera plus la même.
Salut, Francis !
Jean Fournié
novembre 2010