Autonus

Pour tout dire, une fois rendu chez moi, j’ai scrupuleusement regardé mes mains et mes pieds. Avec les encouragements de ma psychiatre, je m’intéresse de près à un phénomène auquel je reste très sensible : on peut se voir sans miroir, sauf évidemment le dos, les yeux, le visage. Depuis longtemps, j’ai envie de substituer à mes yeux des objectifs, reliés à une caméra, qui enregistrerait ce que je vois, tout ce que je vois, y compris les deux mains qui bataillent avec les couverts quand je mange, celle qui tient le pinceau quand je peins, mes genoux mes chaussures en même temps que je m’escrime au sol, ou bien encore, sous l’écran de mon ordinateur, mes doigts qui tapent sur les touches du clavier. En temps ordinaire, ces bouts de corps, qui occupent notre champ de vision, se dérobent à notre attention. Je travaille ainsi en Normandie, dès que l’atelier m’est devenu familier, à une série d’autoportraits comme je me vois de l’intérieur, nu ou vêtu, en train de peindre, ou juste avant de m’habiller. Ce nombrilisme excessif permet à mon esprit et à mon corps fourvoyés de retrouver le chemin d’un narcissisme comme il faut. Fort d’une image de moi qui fait corps avec moi totalement, qui m’1appartient exactement, j’affronte le réel, je passe des autoportraits, que je m’obstine depuis toujours à peindre, aux portraits de mes amis.
En revenant à la raison, 2009

Mettre un chapeau de paille pour se protéger du soleil.
Faire collection de casquettes.

Chez Tati une casquette en paille d’Italie, à belle visière, pour quelques dizaines de francs. Me voilà promptement propriétaire d’un couvre-chef original, qui allie les plaisirs de la paille, à la gouaille qui s’assortit à la casquette. À Paris, courir les rues sous la paille, sous le soleil brûlant d’un été, avec au premier plan la courbure étroite de la visière, d’une part a de l’allure, d’autre part est fort rafraîchissant, vivifiant. On a affublé le fou d’une casserole sur la tête, dans les histoires drôles de ce genre, uniquement pour signifier que le fou ne va pas naturellement couvert. Je n’en suis pas resté là. Je déniche dans un dépôt-vente de banlieue, au milieu d’un lot quelconque de photographies anciennes, une de belle qualité, figurant une trogne de paysan, de profil, aux doigts courts, boudinés, qui font à l’horizon un pied de nez. Je ne peux l’éviter, la rater, son prix est dérisoire. Le rapprochement de la casquette de paille bon marché, et du pied de nez si économe pour dire des sentiments aussi complexes que l’ironie, le refus, la moquerie jolie, et l’adieu pudique, me semble aller de soi. Devant l’œil rond, miroitant, aveuglant par brefs instants, d’un photomaton métropolitain, je pose casqueté de ma paille, faisant un pied de nez pour l’éternité, de face, des deux profils. Une femme noire, belle, généreuse, remarque ces autoportraits miniatures dans le petit casier au sortir de la machine, en est même jalouse. La casquette finit en vacances sous les fesses d’un qui n’en a pas vu toute la beauté. Mais les photos sont là, intactes, et continuent de m’inspirer des autoportraits au pied de nez, dans tous les styles possibles, imaginables. J’ai même commencé une collection de casquettes et de chapeaux de paille, de tous usages, de tous pays qui, s’accumulant sous l’établi, ont fini par ne plus laisser de place aux outils. Cette passion cesse, comme elle est venue, je porte de moins en moins souvent de chapeau. Au regret de ma casquette d’Italie, je suis sûr que si le magasin Tati en fait provision de nouveau, il trouvera en moi un client fidèle, le destin de ces accessoires aussi beaux qu’utiles et modestes étant de finir écrasés sous le poids d’un distrait.
Extrait de Guérir de l’hôpital (non daté)

Autoportraits dans un bol de café

Ma recherche fait un bond, ma mélancolie est mise en déroute, enfin presque, ne jurons de rien, le jour où je comprends comment photographier le reflet de mon visage dans le bol de café que je bois le matin ou plutôt que je ne bois plus, rien qu’une tasse, c’est plus sage, réalisant une série de photos qui me permet ensuite de peindre des autoportraits dans le miroir d’un bol de café.
(…)
Il n’y a pas si longtemps, heureux de vivre à la campagne, d’être libéré du poids de la mélancolie, en rêvassant à partir du désordre qui s’accumule sur ma table, c’est criant, comment n’y ai-je pas pensé avant, le bol de café jouant le rôle d’un miroir, il suffit que je me penche sur mon bol, que je place un objectif en face de moi sous l’angle de vue convenable pour que mon appareil enregistre mon reflet dans une petite mare de café, mes deux mains autour, renouant ainsi avec un de mes thèmes préférés, le visage et la main, mieux même, associant l’image du visage dans le miroir et la présence des deux mains, renouvelant le dialogue, combien efficace, du miroir et de la réalité.
En outre, je me rends compte qu’en me peignant dans une situation dont l’évidence échappe le plus souvent à l’attention de celui qui boit un bol de café, j’invite le spectateur à prendre ma place pour s’amuser de la petite fiction que je lui soumets. Il en va ainsi de toute peinture, celui qui la regarde adopte le regard du peintre, mais ici, de la façon dont je donne à voir mon tableau, le spectateur ne peut ignorer qu’il se trouve à la place d’un autre. En l’occurrence cet autre est un Narcisse ordinaire qui se regarde dans un bol de café, la scène a lieu sur n’importe quelle table de cuisine, le miroir n’est pas fixé au mur mais posé sur une toile cirée.
Mes bols de café qui se rident à l’envi des reflets de mon visage, aucune galerie ne s’est encore risquée à les exposer, à les boire. Eh bien, je m’en fous.
Extrait de En revenant à la raison, 2009

Les autres autoportraits