Bonshommes dévolants
Je réalise donc une série de grandes aquarelles à dominante verte, certaines que j’appelle des Bonshommes dévolants, en référence à Alfred Jarry, un poète symboliste, célèbre pour sa farce comique et subversive, le Père Ubu, parce qu’il invente dans un de ses romans un mythe qui me plaît beaucoup. Il imagine des hommes dont la tête est attachée par un fil au reste du corps, et qui dévole, dit Jarry, en créant un joli néologisme, si par malheur le fil vient à se rompre quand ces hommes vont chercher leurs proies dans le ciel. Dévole exprime bien qu’on perd la tête, sans que cette tête perde tout à fait son identité.
Ces Bonshommes dévolants sont faits dans l’urgence, en dialoguant avec le grain du papier, avec l’eau, avec l’encre, avec les pigments, sans me préoccuper de bien faire, de réussir quoi que ce soit, en projetant mes idées sur la feuille de papier. Henri Michaux raconte quelque chose de semblable dans Émergences Résurgences, son autobiographie de peintre, illustrée de ses travaux, un ouvrage que j’étudie à l’époque pour écrire mon mémoire de maîtrise. C’est en voulant expérimenter les propos de Michaux que j’en viens à réaliser ces aquarelles. Devant la complexité du réel et de la réalité, ce sont juste de belles images, faites avec une idée juste en tête, je veux dire une idée qui agit et qui me fait agir, l’idée du mimétisme, et avec mon regard intérieur. Le regard intérieur, on l’emmène toujours et partout avec soi, mais pour qu’une peinture fasse sillon dans le réel, il faut que le regard intérieur se mêle aussi de rendre compte de la réalité. Je m’y emploie donc, une fois sorti des institutions psychiatriques, car ces aquarelles réalisées en institution sont encore des œuvres fermées, aux limites étroites, même si à l’intérieur de ces limites vit toute une population, prolifère toute une végétation.
Extrait de Conférence de Soissons, 2010