Qu’en pensez-vous ? Penseriez-vous par hasard qu’il y a du masochisme à toujours mettre ma peinture au pas, lui attacher une étiquette, lui faire lécher les bottes de l’un ou l’autre des peintres à la mode, la fustiger des pinceaux que me tend, d’outre-tombe, Francis Bacon en personne, avant lui, Michel-Ange, Van Gogh, Miro, Klee, Pablo Picasso. Dans la solitude de mon atelier, quand j’hallucine des chefs-d’œuvres dans les toiles qui s’achèvent, ces maîtres, en regardant par dessus mon épaule, me tiennent la main. Des maîtres ? Ils en riraient, ou au contraire trouveraient cela fâcheux, d’un triste ennui.
Ce qu’il aurait fallu : choisir quelqu’un de moindre envergure, n’importe qui, disons Wlaminck, celui d’après la guerre, glacial après la canicule des étés fauves, puis le sortir de son hibernation, le décrasser de sa mauvaise humeur, de ses ressentiments, lui redonner une bonne couche de couleur, le rouler à nouveau sans vergogne dans le pigment. Van Gogh a-t-il fait autre chose, quand il s’éloigne du borinage, puis de Mauve, pour aller vers la lumière. Finalement ça ne changerait rien au fond du problème : de quoi est fait le réel, comment y creuser un sillon.
Ah ! La maison jaune en Arles. Vincent s’y coupe l’oreille, Bacon la courbe, et l’aménage d’un désordre à sa façon, dans le froid, la pluie, les brumes de Londres, transporté par la violence, l’horreur du monde, tremblant de la fièvre de Picasso. Une maison jaune, mais oui, que j’ai squattée sur une île de la Marne, pourquoi n’y ai-je pas attrapé un mal, une folie de ce genre, pour trouver un style moi aussi. Certains jours ça m’obsède ! Je voudrais confondre tous les peintres que j’admire, du crime de se dresser encore, toujours, entre moi et la peinture dont je rêve. Car depuis que j’ai appris à marcher, je ne cesse d’emprunter mes pas aux jambes des autres. Entouré de chiens, sûr, j’aurais aboyé.
Avec l’apprentissage de la lecture, avec le b, a, ba des règles du langage, d’aucuns disent les chaînes, dans ce cas elles entravent aussi les machines à images, des chevaux, des indiens, des comboys, des fusils, des arcs, des flêches, des tomawaks, des Mickey, des Minnie, peut-être même des Tintin, des capitaine Haddock, des pirates que j’ai copiées dans mes livres d’enfant, des bandes dessinées que les adultes veulent bien encourager, séduits par la grâce maladroite de mon trait, et par celle qu’on prête généralement à ces héros, mais à tort, de ne jamais vieillir, d’être sans ascendance, sans héritiers. Ou bien, c’est un vouloir dire qu’on admire, mon élan vers la forme. Quel débordements, extase, transe, de raconter avec des crayons une aventure, le crayon oublié dans le plaisir qui guide la main.
Voilà peut-être la solution inespérée, que j’aurais appelée de mes vœux, depuis toujours, pour renoncer aujourd’hui à l’ambition illusoire d’un devenir génial, et dignement au grand art. Oui, fabriquer une BD, un catalogue déraisonné, une véritable histoire de fous. Essayons, commençons donc par le commencement. D’abord être fou, du moins l’avoir été. Dans les salons parisiens ça reste de bon ton, à la campagne où je vis désormais, il ne faut pas le crier sur tous les toits. On me prend simplement pour un grand solitaire, avec ce qui va avec, par exemple, bon début, bonne entrée en matière, qui va faire scandale, m’attirer les foudres des braves gens, tant pis, exposons-nous, rendons hommage à Egon Schiele, à son audace, à sa nervosité : je me branle, je vais quitter la colonie, crénom, nom d’un chien, je suis perdu, foutu ! Tout fiche le camp, par tous les bouts, bigre, boum, crac, patatras, quelle chute, quelle honte ! Je cherche encore comment, pourquoi…