Intervention

FICHIER DU 19 JANVIER 2010

Intervention à ?

Quand j’ai donné le cours d’art plastiques aux écoliers de mon village, en Normandie, je les ai fait travailler sur le visage, puis sur le paysage, en leur disant que rien n’est plus changeant qu’un visage ou un paysage. Toujours les mêmes, mais jamais pareils. Toujours une autre lumière, d’autres couleurs, d’autres émotions ou d’autres expressions. Le visage et le paysage ont des affinités en peinture qui se nouent avec la Joconde de Léonard de Vinci, parce que c’est la première fois qu’on associe étroitement un portrait et un paysage, mais qui se compliquent avec les jeux de peintres baroques mineurs, qui utilisent le même procédé métaphorique qu’Arcimboldo, une mare vaut pour un oeil, un rocher vaut pour un nez, une prairie pour la barbe, des arbres pour les cheveux, et le tout compose un visage. Le visage peint comme un paysage, le paysage comme un visage, avec les seuls moyens de la peinture, ça revient brutalement avec Van Gogh, dans une moindre mesure avec Gauguin. Je veux dire qu’à mes yeux Van Gogh libère les mêmes énergies, emploie les mêmes rythmes, la même touche, les mêmes couleurs quand il peint un paysage ou un visage, quand il peint une silhouette ou des godillots.
     Quand je peins un portrait, je me dis à un certain moment, je peins un paysage. Considérer le visage comme ce qu’il n’est pas, mais pourrait bien être, ça me libère des contraintes qui viendraient d’un trop grand besoin de réalisme, ou d’un trop grand souci de ressemblance, ça me permet de suivre des pistes inattendues, de trouver des solutions imprévues. C’est aussi pour penser la métaphore en peinture, comme Van Gogh pour qui un cyprès se peint comme une flamme dans le ciel, comme Francis Bacon qui regarde des quartiers de viande pour peindre un corps nu. Les portraits de Bacon, je les vois depuis longtemps comme des paysages chaotiques.

Pour ma part, je pense qu’on ne peut pas échapper à la métaphore quand on se sert du langage, ou quand on fabrique des images, à moins d’être complètement schizophrène. Mais absolument schizophrène, c’est un idéal postulé par Gilles Deleuze et Félix Guattari pour les besoins de leurs démonstrations. Je crois que dans l’expression parlée, écrite ou dessinée du plus grand fou subsiste quelque chose de la métaphore, comme il y a chez le plus grand fou quelque chose de la raison. Quand Wolfson ne cesse de déplacer une langue vers d’autres, par des procédés hallucinants, peut-être hallucinés, pour fuir les sonorités de l’anglais maternel, j’ai l’impression qu’il est dans l’impossible de la métaphore, qui signifie d’abord transfert ou transport. Ceci pour dire que peindre un visage comme un paysage est une opération qui insiste sur notre façon de ne pas voir le réel, qui, paraît-il, est proprement terrifiant. On enroberait toujours ce qu’on voit avec ce qui nous le rend supportable, avec des mots, des affects, des souvenirs, des pensées, avec ce qui nous tombe sous la main, on le déplacerait toujours vers autre chose que ce qu’il est. Pourtant, pour moi, peindre un visage comme un paysage c’est aller vers le réel, comme vers un horizon qu’on n’atteint jamais. Cet élan vers le réel m’habite toujours quand je peins un portrait, et pour moi le visage est le seul moyen d’accès au réel.
     Il y a une autre raison à mon besoin de peindre un visage comme un paysage : le besoin ou le désir de cheminer et d’organiser des cheminements dans ma peinture. Paul Klee dit que l’œil suit les chemins qui lui sont aménagés dans l’oeuvre, ou quelque chose de ce genre. Il dit même que l’œil est un troupeau qui pature dans une prairie, tantôt là, tantôt ailleurs. Il y a quelques années, j’ai vu une machine optique à la cité des sciences de La Villette qui met en évidence cette intuition. Voilà pour le premier point : comment le visage-paysage.     

Maintenant le renversement de point de vue, le processus de réception plutôt que le processus de création. Dans l’art moderne, qui finit, disons avec Bacon pour faire vite, l’artiste est très soucieux des différents moments de sa création, qu’il donne à voir dans son travail d’une façon ou d’une autre, sans se soucier de l’effet qu’il va produire sur le spectateur. Bacon explique dans ses entretiens avec David Sylvester comment ça se passe pour lui, en lui décrivant le processus qui conduit à la réalisation d’un tableau. Il raconte une histoire passionnante, les clichés du début, les marques libres, le diagramme, la catastrophe par quoi passe la peinture, les aplats, les figures, les structures linéaires, tous ces moments et tous ces éléments que Deleuze a repris et théorisé dans Logique de la sensation. Par contre, Bacon dit qu’il déteste les effets, qu’il n’en veut pas, qu’il ne leur concède rien, bien qu’en réalité il y en ait beaucoup chez lui.

Pour Klee, le processus de création est plutôt une affaire de cheminement, de trajectoire, de métamorphose. Il pense la création comme une sève qui monte des racines vers le feuillage, et conçoit un point gris qui saute par dessus lui-même comme le moment décisif dans le processus de création. Mais Klee essaye aussi d’élaborer une science des formes, d’établir une grammaire de formes, comment notre œil les perçoit. C’est magnifique, rarement convaincant, mais il fabrique ses images avec des considérations de ce genre. Sa création est nourrie par une réflexion sur la lecture des formes par un œil abstrait et poétique, commun au spectateur et à l’artiste.

Eh bien je pense que beaucoup d’artistes sont aujourd’hui soucieux de la façon dont leur œuvre sera perçue, reçue, qu’ils veulent inscrire ce souci dans leur travail, que ça conduit leurs recherches. Plutôt que donner sa façon de voir le monde au spectateur, donner au spectateur le moyen de mettre en œuvre son regard, sa propre façon de voir. Mettre en place une sorte d’opérateur du regard, plutôt qu’un piège à regards. Pour le dire autrement, « le regardeur qui fait le tableau » de Marcel Duchamp plutôt que la nécessité intérieure de Wassily Kandinsky. Chacune des deux formules exprime bien le point de vue que l’artiste privilégie. En poussant cette logique jusqu’au bout, les minimalistes américains ont essayé de produire des œuvres qui ne seraient que ce qu’elles sont, qui ne renverraient qu’à elles-mêmes, qui seraient reçues exactement comme l’artiste les a faites. Un fantasme de communication parfaite, sans pertes ni malentendus. Le résultat est intéressant, mais fort ennuyeux.

Valérie Marange m’a envoyé un mail pour me dire que les raisons socio-culturelles, comme le marché de l’art ou le dictat des institutions, n’étaient pas les meilleures pour parler de ce renversement, et j’en conviens. Toutefois le fait que les musées remplacent aujourd’hui les cathédrales est une idée qui me tient à cœur. Ça veut dire que l’art et l’œuvre d’art sont investis de toute la fonction du sacrée, que l’urinoir de Duchamp est plus qu’il est, que ce objet manufacturé, à usage exclusivement masculin, est l’expression d’un sacré républicain, laïque, et démocratique, avec tout que ça implique sur le plan artistique, entre autres le n’importe quoi ou le presque rien comme audace suprême, comme geste absolu. Ce sacré, sans dieu, mais avec des lieux de culte, des prêtres, des croyants, jusqu’au denier du culte sous la forme d’un billet d’entrée, se traduit aussi dans le meilleur cas par une intuition qui me semble importante, et nouvelle, à savoir que la langue et l’image sont plus qu’elles sont, ce qui me paraît juste. Pourquoi sont-elles plus qu’elles sont, à cause de leurs relations réciproques ? ou dans leurs relations avec les entours ? allez savoir ! Valérie me dit aussi dans son mail que Godard pense qu’un montage de deux images en produit une troisième dans l’esprit du spectateur, qui n’appartient qu’au spectateur. Ceux qui fabriquent aujourd’hui des images le croient comme Godard, ou après lui.
C’est ce mouvement que j’englobe sous l’expression « le processus de réception ». Ca délogerait l’artiste de sa place de maître absolu, de démiurge tout puissant, encore qu’il faut y aller voir de près, mais ça autorise aussi toutes sortes de facilité du genre : mettons n’importe quel image à coté de n’importe quelle autre, il en sortira une troisième qui semblera nécessaire au spectateur parce qu’il l’aura imaginé. Pour faire un raccourci à la façon de Godard, et fidèle à Eisenstein, je dirais que le montage c’est la métaphore. Une image de visage, après une image de paysage, ça produit un vaysage.

Je passe au subjectivement objectif ou à l’objectivement subjectif. Il s’agit de considération techniques, pas du tout philosophiques. Depuis très longtemps je me demande ce que je verrais si j’avais des objectifs d’appareil photo ou de caméra à la place des yeux. A partir de cette idée, j’ai commencé à faire attention à ce que je vois de moi, au quotidien, les mains, les pieds, quand j’écris, quand je peins, quand je mange. Récemment j’ai photographié et peint des autoportraits dans le miroir d’un bol de café, qui vont dans ce sens, que vous pouvez voir ici, dans l’entrée, mais que vous n’avez peut-être pas identifié comme tels. Aujourd’hui j’ai le projet de me bricoler un appareil photo avec un judas comme objectif, et de prendre des photos avec. J’imagine que je verrai alors des bouts de moi à travers le viseur, ou dans l’écran. C’est ce dispositif que je dis objectivement subjectif, ou subjectivement objectif.

A entendre Alain Cavaillé parler à la radio, je pense qu’il a des préoccupations de ce genre quand il dit qu’il essaye de dépasser l’objectif et le subjectif. J’ai vu un début de film de lui, intitulé « journal » je crois, où les plans sont cadrées de sorte qu’il y a des bouts d’objets par çi par là, des trucs à moitié dans le champ de la caméra. Peut-être se demande-t-il comment notre regard négocie la relation de la vision d’ensemble, incertaine, avec la focalisation sur certains éléments de l’espace que le regard isole et que l’esprit perçoit nettement.

Cette idée d’un objectif subjectif, ça me travaille parce qu’il me semble que quelque chose nous échappe dans ce que nous savons sur notre façon de voir. Avec la perspective, avec la renaissance, nous savons comment notre oeil voit les formes, avec les théories de Chevreul et avec les impressionistes, nous savons comment il perçoit les couleurs. A Lascaux, les hommes comprennent probablement quelque chose de notre vision qui les installe d’un coup en plein réalisme, une découverte dont on n’a plus aucune idée aujourd’hui, parce qu’elle nous serait devenue trop familière, peut-être quelque chose de l’ombre. Mais je crois que l’art contemporain tourne autour de quelque chose dont nous n’aurions qu’une très vague intuition, comme autour du puits d’où sortira un jour la vérité toute nue : il s’agit peut-être de la façon dont nous voyons l’espace et comment nous perçevons les relations entre les choses, entre les êtres. Alain Cavaillé dit à peu près ceci : comment restituer par l’image cinématographique le désordre qu’il y a dans nos têtes, alors que le monde semble aussi bien organisé. Est-ce qu’il veut dire que l’ordre des choses suppose, ou induit, ou déduit une lecture, une vision de l’espace et de ses constellations d’objets et d’êtres qui obéit à des règles dont on a pas encore idée, mais que le cinéma permettrait de découvrir.

C’est dans cet état d’esprit que je rencontre un jour dans le train, qui me ramène en normandie, un chercheur, spécialiste de la vision, qui m’explique que les scientifiques savent aujourd’hui comment enregistrer un rêve, comment le donner à voir sur un écran, mais ça ne présente aucun intérêt parce qu’il ne peut y avoir qu’un seul spectateur pour un rêve enregistré, le rêveur lui-même. Enregistrer puis voir mes rêves, j’en rêve depuis toujours, avec la conviction que ça nous en apprendrait beaucoup sur la façon dont notre œil voit la réalité. Wim Wenders a réalisé un film avec Jeanne Moreau qui met en scène cette invention : « Au bout du monde », un film qui n’a pas eu grand succès, mais que j’avais bien aimé.

Voilà, à gros traits, rapidement, quelques unes des idées qui m’agitent, quand je peins dans mon atelier.