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LE MARCHER DE L’ART
ORIGINE
A un moment critique d’une relation qui m’a plutôt réussi, mais qui piétine et semble désormais sans issue, ma psychiatre, qui refuse d’occuper la place d’une psychanalyste, parce qu’elle me prescrit des médicaments, m’adresse à un thérapeute, en me disant, avec lui, vous pouvez aller à la source. Mais son image ajoute à mon angoisse, j’imagine des eaux métalliques, dans une lumière menaçante, un canot sous un ciel obscur. Pour sauver ma peau, ce genre de voyage immobile m’ayant déjà coûté cher, pour préserver le singulier de notre relation, car je sens que deux psys, l’un qui écoute l’autre qui donne des médicaments, ça ne résout pas mes problèmes, au contraire, je résiste à sa proposition, je m’arrange pour ne pas rencontrer ce monsieur, nous n’en parlons plus, ou si peu, elle continue de me recevoir sans rien changer au rythme, ni au sens de ses consultations, elle reste le seul médecin à faire que je ne perde pas la tête. Et puis la source de… a un dehors trop simple pour me donner envie d’y aller voir de près, oui, voilà les sources de la Seine, les sources du Nil, regardez, constatez, l’eau sort de cet endroit. Au plus fort de la crise, comme pour lui donner tort, je vais m’installer loin de la source, près de la mer, où mon délire s’apaise, où je respire enfin, et depuis mon déménagement je viens en train la consulter à Paris, où elle vit, et travaille. Avec le temps, je sais de mieux en mieux comment calmer des angoisses déréalisantes, c’est son diagnostic, il y a bientôt vingt ans, qu’elle soutient avec force contre une équipe médicale, avec patience contre mon propre sentiment, en m’ôtant, malgré mon désordre et des années d’internement, une étiquette de psychotique, qu’on m’a longtemps collée sur le dos, à laquelle j’avais fini par croire.
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La peinture que j’aime et celle que je voudrais peindre ont plus à voir avec l’origine qu’avec les sources de la création. L’origine ne fait que l’hypothèse d’un commencement, toujours remis en question, la source de, en affirmant un point de départ, et d’arrivée, ne nous laisse pas le choix. Aussi, un soir d’été, en bavardant de choses et d’autres dans l’atelier d’un ami, quand il m’avoue peindre le même tableau, des reflets colorés dans la mer, une vision qui l’a marqué dans son enfance, je lui réponds que les effets d’une bouffée délirante, qui survient à l’âge de vingt cinq ans, qui tourne mal, ont plongé mon enfance dans l’oubli, que je peins comme ça vient. Mais devant son assurance, sa certitude, j’ai besoin d’une légitimité pour continuer mes recherches, d’un repère pour les mener à bien, j’invente, au pied levé, dans l’urgence, que j’ai réfléchis depuis longtemps à me bricoler un truc. Je lui raconte alors une fable qu’il écoute avec méfiance, qui me surprend aussi. Je suis un gamin, en colonie de vacances, qui s’amuse toute la journée à courir dans des ravins. Un beau matin, en cherchant des yeux la Sainte-Victoire, qu’on voit au dessus des ravins, comme un corps blanc dressé dans le paysage, il n’y a plus rien à voir, la Montagne a disparu, faisant un vide sur le ciel, un trou blanc, mais quand je suis de retour à Paris, avec cette impression de blancheur vide en tête, j’en vois plus, j’en vois trop, j’hallucine, dans le miroir de la salle de bain, mon père, nu, avec une tête, oui vraiment, avec une tête… de cheval. Puis, sur un autre ton, pour qu’il me croit vraiment, rends-toi compte mon ami, malgré un handicap, grâce à toi, je viens de me bricoler à partir de faits réels, un fantasme assez troublant pour marquer une enfance, assez chic pour réparer vingt ans de gâchis, je viens de me tailler sur mesure, en attendant que la mémoire revienne, si jamais elle revient, un mythe originaire qui donne une solide assise à mes efforts, qui me servira, un jour prochain, à faire tenir debout ma vie de peintre. Merci mon ami, merci. Voilà comment, un soir d’été, dans l’atelier d’un ami, je m’exerce au mentir-vrai, pour donner des origines à mon désir de peindre, qui cachent je ne sais quoi de très commun.
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Voilà, je marche maintenant au milieu d’un bazar confus, les tableaux que j’ai peint à mon adolescence, tels qu’ils reviennent dans ma mémoire, je retrouve les traces de ma passion pour les portraits, pour les paysages de Van Gogh. Je porte encore des culottes courtes, je pense surtout à jouer avec mon frère et mes cousines au Monopoly, ou en cousant des bouts de tissu sur une Singer à pédales, mon grand-père, artisan tailleur, qui habite avec ma grand-mère dans les environs d’un musée, m’envoie un jour sans école, sûrement sur les conseils de mon père, admirer la peinture de ce fou, comme il le dit sans ménagements, sans précautions, non plus, hélas, avec pour seule recommandation, non pas de traverser au feu rouge et dans les clous, mais surtout de ne pas faire comme ce type, qui à force de peindre a perdu la raison. Mon grand-père, né dans la Russie tzariste, qui maltraite obstinément la langue française, me dit ça avec tant d’aplomb, et si peu d’accent, que ça me frappe. Pour la peinture, j’ai obéis, je ne creuse pas, comme Van Gogh, un sillon dans le réel, je ne trace pas comme lui un chemin en avant. Mais un jour, comme lui, je deviens fou, et depuis que j’ai cessé de l’être, je peins sans discontinuer. Plus exactement, pour continuer à cesser d’être fou, je peins des vaysages…
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Vaysage, il s’agit d’un bafouillage pendant une conférence, qui m’est rapporté sans doute par amitié, comme un lapsus que j’aurais fait. Je l’adopte pour désigner certains de mes travaux, j’y réfléchis aussi pour me faire une idée du chemin parcouru, du chemin à venir. Ce mot-valise, contraction de visage et de paysage, sonne bien à mon oreille, correspond tout à fait à ma façon de peindre un portrait en pensant à un paysage, à ma façon d’observer un visage comme si je parcourais du regard un paysage, il me donne envie de tableaux où le visage envahirait un paysage, où le paysage contaminerait un visage, où le mimétisme jouerait à plein. Mais laissons les vaysages dans le flou nécessaire à leur devenir, pour l’heure avançons sur le chemin de ma vérité en me remémorant une fois de plus l’événement qui décide de mon désir de peindre. A quelle nécessité ma mère obéit-elle, quand elle m’emmène au musée pour que je découvre les peintures de Van Gogh, comme le souhaite mon père, qui veut encourager mon goût pour le dessin. Je cède en protestant, parce que je veux plutôt aller place de la Concorde, voir le cachalot Jonas, exposé sous un chapiteau, un animal fabuleux dont j’ai repéré la photographie dans l’Humanité Dimanche. Or, devant les tableaux de Van Gogh, j’oublie le cachalot Jonas, la place de la Concorde, je perds de vue ma mère, je m’égare parmi les visiteurs, qui s’étonnent de voir un gamin, en culottes courtes, déambuler, seul, le nez en l’air, devant les tableaux d’un hollandais, fou de lumière, de couleur, de dessin. Bouleversé, ému comme je ne saurais le dire, je veux connaître une folie semblable, partir à l’aventure, mais je retrouve ma mère à l’accueil, où elle m’attend, en larmes. Maman me serre dans ses bras, m’étouffe de ses baisers, mais je me dégage au plus vite, en exigeant de faire un dernier tour avec elle, pour qu’elle comprenne que la peinture ne présente aucun danger. Nous passons ensuite le reste de l’après-midi chez mon grand-père, qui m’apprend que Van Gogh a vécu dans la misère, dans la débauche, dans une solitude morale si terrible qu’il s’est coupé l’oreille, puis a fini par se suicider. Mais son beau discours, que je ne crois qu’à moitié, ne m’empêche pas de déclarer que je veux peindre, comme Van Gogh, que je ne changerai pas d’avis. Alors mon grand-père me donne aussitôt Chagall en exemple, un vrai peintre, se fâche-t-il, qui parle russe, qui connaît l’hébreu, qui peint le yiddish, qui gagne énormément d’argent. Devant de tels arguments, je ne bronche pas, mais je n’en pense pas moins, et quand mes parents me demande, quel cadeau veux-tu pour ton anniversaire, je me fais offrir un livre d’art, le premier, sur Van Gogh, relié d’une belle couverture jaune.
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Comme on s’en doute, cette deuxième version de ma visite de l’exposition Van Gogh est aussi fantaisiste que la première. Elle a le mérite d’expliquer le sentiment de détresse qui m’étreint pendant une autre visite, toujours d’une exposition Van Gogh. Mon grand-père et mon père sont morts, ma mère vieillit seule dans son appartement. En déambulant dans les salles du musée, devant les couleurs pures du hollandais, je suis happé par la force de ses portraits et de ses paysages, par leur caractère originaire, par leur énergie d’avant toute distinction, je suis aussi saisi d’une tristesse infinie, qui n’aurait pas sa raison d’être si, comme je le prétends tout d’abord, j’étais autrefois venu vers cette œuvre par mes propres moyens, en grand garçon. Or, de ces souvenirs changeants, ni faux ni vrais, voici qu’émerge un autre récit, inscrit sans doute plus profondément, qui me concerne plus intimement. J’ai une douzaine d’années, je suis assis dans mon lit, mon regard va de la reproduction d’un paysage de Van Gogh, collé sur la façade d’une petite vitrine, posée sur la cheminée, un verger où les saules se mêlent aux amandiers, à un cube, que j’ai tracé selon une perspective cavalière dans un cahier d’écolier, ouvert sur mes genoux. Tandis que ma pensée vagabonde, je réalise que ce cube est instable, paraissant tantôt vu de dessus, tantôt vu de dessous, alors je décide d’épuiser toutes ses possibilités jusqu’à me donner le tournis, en me demandant si Van Gogh, fou, voit des choses de ce genre. Quand je prends conscience de ce présent, fou, voit des choses de ce genre, cet intemporel qu’on étudie en classe, je m’agite, je m’angoisse, je suis transi de peur, car Van Gogh, ressuscité, regarde mon dessin par dessus mon épaule, me tire par les pieds, m’entraîne dans sa folie. Mais je m’apaise en pensant que Van Gogh est mort, suicidé, bien suicidé, que je ne suis pas fou, qu’on ne peut pas à la fois tirer par les pieds, et regarder par dessus une épaule, que les mécanismes de mon esprit sont impénétrables, que j’aimerais bien les comprendre.
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Je pourrais décliner sans fin le récit de la première visite que j’ai faite d’une exposition Van Gogh, mener une enquête pour reconstituer ce qu’elle fut, je pourrais m’interroger sans cesse sur sa folie et sur la mienne, pour autant dans la solitude de mon atelier, devant mon chevalet, ou penché sur une toile, je n’en saurais pas plus sur le peintre que je suis, car j’ai toujours l’impression de peindre en aveugle. Les grandes créations du passé, et celles que je reconnais du présent, se tenant toujours devant mes yeux, je ne peux jamais voir ma peinture telle qu’elle est, sauf en rusant. J’ouvre brusquement la porte de l’atelier, en espérant que la toile abandonnée sur le chevalet m’appellera, ou me laissera venir, en toute innocence. Ca marche parfois, quand je perçois les formes et les couleurs sans que les mots s’en mêlent, quand je comprends, quand j’apprécie au mieux de ma sensibilité, sans le filtre ni le tourment de la langue, le langage des formes et des couleurs. Il s’agit, bien sûr, d’un exercice de peintre, qui ne veut pas être trompé sur la qualité de la marchandise par le beau discours du marchand, mon propre discours en l’occurrence, ma propre marchandise, mais il est aussi question d’accueillir comme une jouissance, comme une grâce, les moments pendant lesquels nous prenons de plein fouet la matérialité d’un chef d’oeuvre, sans que s’y porte l’ombre de la langue, avec son interminable cortège d’écrans et d’interprétations. Alors, c’est un choc qui nous laisse stupéfaits, sans voix, émus par l’illusion inquiétante, délicieuse, toujours sur le fil, toujours en balance, d’être vu par ce que le tableau nous donne à voir, peut-être un bref retour du temps où l’on ne sait pas encore parler. Ces moments ne viennent jamais sur commande, mais à force de visiter des musées, d’admirer des chefs-d’œuvre, ils reviennent plus souvent.
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Toute une saison, je me bats contre une série de portraits, en rêvant de voir ces grandes œuvres dans le secret de mon atelier, dans son désordre, dans sa poussière, dans son inconfort, mêlés à mes modestes tableaux. Personne pour les surveiller, pour les commenter, pour les désigner comme des chefs-d’œuvre, j’attends d’un semblable privilège, s’il était seulement réalisable, le plaisir de savoir mes recherches en excellente compagnie, mais surtout en mettant ces chefs-d’œuvre à l’épreuve d’un milieu ingrat, j’espère les voir dans leur simple appareil, pour comprendre enfin en quoi, pourquoi, comment ils sont plus, un miracle inexpliqué, un problème inexplicable que je traduis en ces termes : comment faire devant un portrait, un autoportrait, qui nous parle d’abord du vivant, en sachant que rien n’est moins vivant qu’un autoportrait, un portrait, comment prendre toute la mesure de la vie qui inspire une création, et qui s’exprime à travers elle, sans céder à l’illusion d’une vie qu’on lui attribue, mais qu’elle n’a pas. Est-il possible de peindre un portrait, aujourd’hui, sans tomber nécessairement dans la pire des banalités, sans générer un ennui morbide. Je suis parfois tenté de répondre que je ne pose pas les bonnes questions, ou que je les pose à l’envers, pourtant, dans la solitude de mon atelier, dans mon coin, je m’efforce sans discontinuer de peindre au mieux, pour continuer à ne pas être fou, pour aller vers ceux que j’aime, pour les aimer, pour être moins con.
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Prendre du recul, de la distance, ce n’est pas à seule fin de mieux voir. J’ai aussi besoin de marcher avant de commencer une toile, ou pendant, ou après, ou entre deux séances, pour m’en distraire quelques instants, ou mieux l’engager, ou bien la reprendre. Dans mon atelier, m’approcher de la toile en cours jusqu’à me tacher de peinture, m’en détourner, reculer, y revenir, m’accroupir, me relever, monter sur une échelle, en descendre, m’asseoir, me lever, danser ainsi pendant des heures participe de mon plaisir de peintre. Mais dehors, immobile devant un panorama, ou en chemin dans la campagne, qu’est-ce que je vois de plus ou de moins, en quoi ça change mon regard. Imaginons. Si je marche sur une route qui sinue autour de deux clochers, ou de deux arbres, ils se rapprochent, puis s’éloignent, puis se rapprochent de nouveau. Marcher pour un peintre, est-ce repérer, enregistrer, puis restituer par tous les moyens qui lui conviennent, une tension virtuelle entre les objets, entre les figures, entre les formes et les couleurs, pour donner l’illusion du mouvement et de l’espace, sur la surface du tableau. Si au contraire, pour aller au village, je marche le long d’une haie, je dresse l’inventaire des formes qui la compose, je dessine en pensée les fleurs, les feuilles, les branches, les traversées de lumière, au fur et à mesure que je les découvre. Pour rendre compte en peinture de cette déambulation, il faut que je travaille en plusieurs étapes, il faut que je peigne une fresque sur le mur d’un très long bâtiment. Or, les peintres chinois ont trouvé une solution à ce problème, avec le rouleau, qui se déroule d’un coté en même temps qu’il se roule de l’autre, un support qui répond parfaitement aux nécessités du marcher de l’art, lorsque une peinture apparaît et disparaît, comme un paysage à travers la fenêtre d’un wagon.
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C’est déjà ce que je pressens autour de mes quinze ans. Chaque soir, après le lycée, en laissant mes devoirs pour plus tard, je cours acheter chez le marchand de couleurs du quartier, qui me voit venir de loin, deux ou trois mètres de papier kraft, que je punaise au mur de ma chambre. Alors, armé d’un seul pinceau, de taille raisonnable, en utilisant la couleur telle qu’elle sort du tube pour respecter la pureté, et la beauté de noms qui me font rêver, rouge de chine, vert anglais, jaune de Naples, bleu de Prusse, j’improvise jusqu’au repas un paysage rudimentaire, qui s’ajoute aux précédents, conformément à un cycle que je veux infini, que je baptise, Voyage en Chine, autant pour sa muraille, qu’à cause de sa révolution. Même si je suis un tout jeune peintre, sans expérience, je devine qu’un voyage de ce genre n’atteint jamais son but, et je ne m’étonne pas trop naïvement, quand j’écope d’une mauvaise note à un devoir, quand je suis pris en flagrant délit de mensonge, quand ma timidité baisse les yeux devant le regard désirable d’une jeune fille, de me consoler en pensant, malgré moi, ce n’est rien, francis, c’est ton Voyage en Chine.
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Ce temps magnifique de mes débuts, quand je possède encore toutes les audaces, et toutes les ignorances, quand je ne doute de rien, et de tout, quand je veux ressembler à tous les peintres, et à aucun, quand je rêve d’inventer un langage de formes qui m’introduirait à tous les mystères, qui me ferait comprendre du monde entier, quand je houspille mon frère Guy, de deux ans mon aîné, que je chasse d’abord de notre chambre pour avoir le champ libre, dont j’exige ensuite qu’il vienne me donner son avis, le plus souvent si fraternel que je refuse de le partager, buté, arcbouté sur des positions de principe où j’exprime ma révolte, ma frérocité, ce temps est révolu. Ce qui reste, ce qui persiste, aussi précieux, aussi bouleversant qu’autrefois, c’est le moment où je trace quelque chose plutôt que rien, une fraction de seconde qui requiert une énergie considérable, qui suppose une forte dose d’inconscience, que rien n’indique une fois l’œuvre achevée, mais qui s’inscrit dans un processus de création, aussi vital qu’au premier jour, c’est pourquoi je continue à peindre. En effet je continue, car une peinture ne commence pas avec sa première trace, ni ce texte avec ses premiers mots. Mon père m’ayant enseigné que la peinture commence chez le marchand de couleurs, je passe de longs moments dans une boutique de matériel pour artistes, située au fond d’une impasse, sur le chemin de la maison à mon lycée, où je bavarde avec le marchand sur les vertus de telle ou telle couleur, dans un merveilleux nuancier, dont certaines couleurs, au nom très poétique, se déclinent dans une douzaine de nuances.
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Aujourd’hui, je commence souvent par un fond noir, qui fait mieux chanter les autres couleurs, mais quand une peinture en cours ne me satisfait, quand je ne vois pas d’issue pour elle, il m’arrive de la recouvrir de blanc. Aussi, cette intervention brutale menaçant tout ce que je peins, après avoir imaginé à l’avance les harmonies, les contrastes, les tonalités, les modalités, les gris, chaque toile que j’entreprends, idéalement tendue entre le noir aveugle où s’origine l’acte de voir et le blanc de la catastrophe éblouissante par quoi elle doit passer pour me surprendre, chaque toile fait défiler toutes les autres couleurs, dans leurs infinies possibilités, en m’invitant à retenir telle ou telle autre, spontanément, sans réfléchir, presqu’au hasard. En mettant mon travail en danger par un blanc, ou par un autre procédé, projection de pigments, jets de térébenthine, brutal coup de chiffon ou de brosse, saupoudrage de matériaux divers, je quitte plus facilement les sentiers battus. A un certain moment du processus de création, je prends le risque de tout gâcher d’un portrait, sous le regard du modèle ou sans lui, parce qu’en cherchant des solutions à la crise que je provoque, nous trouvons, la toile et moi, des chemins imprévus. En surmontant les obstacles que j’accumule, ceux qui se présentent d’eux mêmes, la peinture sort grandie de cette épreuve, ou bien finit dans un coin. Sans ces obstacles, sans cette catastrophe, un portrait reste sage, appliqué, ressemblant, au mauvais sens du mot, alors qu’avec des solutions inattendues, il apparaît. En ce sens, je reste fidèle à une esthétique de la représentation, à une époque où la mode et l’avant-garde se soucient plutôt de présenter.
MÉTAPHORE
Si mes années d’apprentissage sont placées sous le signe de l’apparition et de la disparition, avec le temps, l’expérience, ce souci se complique d’un autre, qui s’appelle la métaphore. Et quand bien même on veut surtout ne pas l’utiliser, la métaphore me semble si consubstantielle à la prose, à la poésie, d’une façon générale à la langue, qu’il faut, pour y parvenir, faire plus d’acrobatie stylistique que Georges Perec écrivant son roman, W, sans la lettre « e ». J’aime à considérer que la métaphore, qui ne se limite pas au verbal, qui concerne aussi les images, est une rencontre entre deux faits de langue, ou entre deux faits visuels, pour en produire un troisième, qui est plus que chacun et que les deux ensemble. Aussi bien, le vaysage est la pénétration simultanée d’un visage et d’un paysage dans mon œil, la projection de leur rencontre sur ma rétine, quand je marche. Comme rien, ni personne, ne peut à ce jour expliquer ce qui se passe dans notre cerveau quand se produit ce type de rencontre, traduite en courants électriques, en réactions chimiques, en faits physiques dont j’ignore tout, on ne peut que faire des hypothèses sur le fonctionnement de la métaphore, philosopher, poétiser, s’interroger à son sujet, comme je m’inquiète autrefois des mécanismes de mon esprit devant le dessin d’un cube en perspective cavalière, parce que je suis troublé qu’un objet puisse être à la fois dessus et dessous, parce que je ne comprends pas qu’un mort puisse être à la fois présent et absent.
Dans un registre plus fantastique, j’imagine aujourd’hui une petite main écartant les chairs, les os, depuis l’intérieur de mon crâne, pour donner à voir de quoi est fait la matière des rêves, quels paysages, quels visages hantent ma mémoire, quels formes jalonnent les sentiers de mon imagination, comment la métaphore se loge, en grand, au creux du plus petit repli de mon cerveau. Quand je cherche à interpréter les nus obscènes des revues pornographiques fardés de la beauté morbide des photos d’anatomie, les muscles, les nerfs, les os en train de gagner le visage, les seins, les cuisses, le sexe, le corps tout entier, faut-il croire en retour que je me trouve toujours en appel de visages, selon l’expression d’un poète, parce que j’aurais investi le visage d’un désir refoulé, ou faut-il croire que je chercherais sous tous les visages la présence d’Eros et de Thanatos, sous la forme d’un sexe dissimulé. Le sculpteur César, dans l’un de ses derniers autoportraits, montre un sexe en érection devant son masque, comme pour en effacer, ou en
sublimer les traits. Oui, je me demande s’il y a quelqu’un de vivant sous les portraits d’Arcimboldo, composés de fleurs et de fruits, sous ceux peints par Warhol, des gens célèbres, bientôt rejetés dans l’oubli, aux bouches, aux nez, aux yeux stéréotypés, s’il ne s’agit pas plutôt de nous faire toucher du doigt combien l’art du portrait est métaphore, au sens étymologique de transport, chez Warhol par exemple, déplacement du genre graphique, publicitaire, chez Arcimboldo de la nature morte, genres considérés autrefois comme mineurs, vers le genre noble du portrait.
Toutefois, même si le déplacement est naturel, même si la représentation est nécessaire, la métaphore, qui découle de ces deux dispositions propres à l’espèce humaine, pour le meilleur et pour le pire, ne suffit pas à définir une œuvre d’art, loin de là. Le travail du peintre, parmi toutes les taches qu’il s’impose, que la peinture lui impose, consiste aussi à se tenir au lieu saturé par la réalité la plus prosaïque et par l’imagination la plus folle, ce que d’autres appellent le réel, devant quoi tout repère de temps et d’espace s’effacent, nous laissant plus démuni qu’un nouveau-né, puis à rapporter de ce lieu menaçant, menacé, le témoignage d’une expérience qui nous dépasse, qui nous grandit. Ce lieu qui me rend fou autrefois, je ne l’aborde plus qu’avec prudence, quand je regarde un visage, car tous les visages me sont un chemin vers lui, avec un horizon, comme un garde-fou, la présence ou l’absence de l’autre. En restant prudemment de ce côté de l’horizon, j’ai l’impression de manquer à mon travail, qui exige d’aller voir de l’autre côté de l’horizon, là où l’apparence et la présence sont toujours soumises aux plus violents chambardements, mais si je passe la limite je crains d’y laisser des plumes, voire d’en revenir fou une fois de plus, une fois de trop, fatalement. Aussi, je travaille avec une double nécessité en tête, y aller voir de près, mais sans trop m’avancer.
Pour autant que la menace vienne chez moi d’une angoisse déréalisante, quand l’angoisse rend la réalité si parfaitement perméable à l’imaginaire que l’angoisse ne trouvant plus d’obstacles, la réalité devient insupportable et je doute de mon existence, peindre d’après des photographies me permet de ne pas tout céder au regard intérieur. D’ailleurs cette expression, tout céder au regard intérieur, est excessive, quelque chose de la réalité subsiste dans l’imagination la plus débridée, quelque chose de la raison subsiste chez le plus fou. En tout cas, quand je cesse de privilégier le regard intérieur, avec le désir avoué d’être moins fou, du moins d’échapper enfin aux lieux de la folie, je me tourne vers la photographie. Après des débuts plus ou moins hésitants, plus ou moins heureux, en marchant assez longtemps sur mes propres traces, je trouve un chemin, l’autoportrait. Un matin d’été, je me photographie dans le miroir d’une psyché, qui se trouve au pied de mon lit, où je me suis étendu pour lire. La photographie, tellement surexposée qu’il ne reste plus que les grandes lignes de la scène, laisse suffisamment de place à l’imagination pour me permettre de renouer sans difficultés avec la peinture figurative. Comme ces tableaux rencontrent un accueil favorable chez quelques uns de mes amis, je décide de poursuivre dans cette voie, de peindre d’autres autoportraits, à partir d’autres photographies.
Or, un jour, comme je fouille dans le bric-à-brac d’un dépôt-vente, je tombe sur un vieux cliché, tout à fait étonnant. Au hasard d’un lot de reproductions en tous genres, oublié dans un coin, je tombe sur le portrait d’un bonhomme comme on devait en croiser autrefois. Le visage bouffi, l’air idiot, et rusé, un chemineau vêtu d’affreux oripeaux, fait un pied de nez, à qui, pourquoi, pour quel objectif, je me le demande encore. Après l’avoir acheté, admiré, mis précieusement de côté, je me livre à cette singerie, venue tout droit de mon enfance, dans une cabine photomaton, un endroit désolé de ma station de métro, où j’adresse, en secret, caché derrière un rideau vert, un pied de nez aux vacheries de la vie, aux tracas de la postérité. Les trois clichés qui tombent de la machine, montrent un type au visage ni trop bouffi par les médicaments, ni trop creusé par l’angoisse, ni trop meurtri par les frustrations, le regard d’un type qui se moque d’abord de lui-même. Ensuite, dans un entrepôt que je partage avec un ami, où je vis et travaille, je peins d’après ces clichés trois autoportraits, le visage en jaune, couleur de la folie, la main au pied de nez en rose, couleur des filles et des bonbons, trois autoportraits que je rassemble en triptyque, pour donner à voir le récit d’un visage et d’une main, à trois moments différents, sous trois angles différents, qui s’associent dans la même ironie. Qu’il s’agisse de ma personne n’est qu’une anecdote parmi d’autres, sans importance. A partir de cette aventure de pieds de nez, qui me fait deviner des rencontres, des flâneries, des amours à venir, je m’installe pendant dix ans dans l’étude de la peinture de Francis Bacon, dont j’attends qu’elle m’apprenne tout sur la vérité des corps, tout sur la cruauté du monde, tout sur la peau, le plus profond, selon Paul Valéry.Mais racontons autrement ce qu’il en est. Par amitié, Bernard m’embauche un week-end pour bricoler à son domicile, histoire de m’offrir un appareil photographique d’occasion. Nous allons choisir ensemble un vieux Minolta, cabossé de partout, comme moi, qui me servira pendant longtemps, jusqu’à ce qu’il rende l’âme. Tous les dimanche matin, je quitte le foyer de bonne heure, l’appareil photo en bandoulière, direction le jardin du Luxembourg, où je prends quantité de photos, en noir et blanc, essentiellement l’ombre portée des chaises et des fauteuils mis à la disposition du public, sur le sol poussiéreux du jardin. Je dois avoir enfoui, quelque part dans un coin de mon esprit, l’impérieux désir de connaître la légende de Dibutade, dont on raconte qu’elle a inventé la peinture, en dessinant le contour de l’ombre portée de son amant, venu la voir, avant de partir à la guerre. S’il faut accorder à cette légende, que je lirai bien plus tard, le pouvoir de dire l’origine de la peinture en associant l’amour, l’absence, la lumière, l’ombre, de quel amour impossible, et originaire, je veux conserver la trace en photographiant ces ombres de chaise, je l’ignore, ou ne le sait que trop, toujours est-il qu’à partir de ces photos, je réalise des aquarelles dans un atelier thérapeutique, qui occupe la moitié de mes journées, un endroit austère mais commode, où sous le regard discret, attentif, mais incessant d’une équipe médicale, je dessine, je peins, je modèle la glaise au milieu des autres fous, convaincu d’être fou moi-même, en tout cas considéré comme tel.
Car on peut dire que je suis alors traversé par quelque chose qui ressemble tellement à la psychose que…. n’insistons pas, revenons à ces aquarelles, que je dois aussi à la perspicacité, à la générosité de mon ami Bernard, qui me fait le cadeau d’une boîte, de quelques pinceaux, d’un bloc de papier, à un moment où j’en ai vraiment besoin. Je me reconnais si bien dans ces petits travaux de fou, qui figurent d’inquiétants menhirs, bleus de Prusse, verts de vessie, blancs de carrare, dressés sur un ciel orangé, un ciel de commencement et de fin du monde, ces petites images ressemblent si bien à ma solitude, à mes appels au secours, à mon envie de m’en sortir, à laquelle Jean et Bernard s’efforcent de répondre le mieux possible, et parfois aussi à mon envie d’en finir, de devenir aussi insensible qu’un rocher, avec quoi l’équipe soignante fait comme elle peut, que je me souviens alors de m’être un jour fait appeler Rocher, précisément, mon nom de militant dans la clandestinité absurde d’une organisation trotskyste, où je m’égare alors que je suis lycéen.
Après quatre ans de bons et loyaux services, je quitte l’atelier thérapeutique, puis le foyer, j’échappe aux institutions psychiatriques, je retrouve un domicile, je renonce à préparer plus longtemps une agrégation d’arts plastiques. A la question qui se pose alors de façon pressante, que peindre ? la réponse vient tout naturellement : des portraits, mais comme je suis le modèle le plus commode, toujours présent à moi-même, ce seront des autoportraits. Je sors donc mon appareil photo du tiroir où je l’ai exilé, il reprend du service, puis, très vite, je le remplace par le photomaton de ma station de métro, plus pratique à cause de son miroir numérique, dont le caractère aussi peu esthétique que possible est plus propice à stimuler mon imagination. C’est ainsi que dans un entrepôt perdu, de la banlieue sud de Paris, une bâtisse rudimentaire, froide l’hiver, chaude l’été, mais dont je possède heureusement les clefs, après l’achat d’un étrange cliché, pour ne pas démériter de mes amis ni de la peinture, je commence une série d’autoportraits, qui se poursuit aujourd’hui, qui pourrait bien ne se terminer qu’avec ma mort.
Toutefois, il existe, quelque part dans mes archives, dans mes réserves, toutes les preuves d’une autre version de mon intérêt croisé pour la photographie, pour la peinture, pour l’autoportrait, dont je garantis également la véracité. Car si long est le chemin qui conduit de la sortie de l’hôpital, où j’ai patienté pendant plus de quatre ans après la liberté, au dépôt-vente qui cache le fameux portrait au pied de nez, si long donc est le chemin du retour à la raison qu’il pèse sur ses péripéties, sur ses tours, sur ses détours, tant de hasards, tant d’incertitudes, qu’aucun récit n’en viendra jamais à bout. Ce retour, pour autant qu’il veuille dire quelque chose, n’étant d’ailleurs jamais acquis, j’en reparlerai mieux, plus, autrement, dans un autre chapitre. Pour l’heure, lecteur, qui ne sait rien du langage des formes, afin que tu accèdes plus facilement à l’imaginaire d’un peintre, allons ensemble faire des emplettes, chez Tati… c’est l’été, j’ai besoin d’un couvre-chef. Chez Tati, une casquette en paille d’Italie à belle visière pour quelques francs, et me voilà devenu propriétaire d’un couvre chef original, qui allie les plaisirs de la paille à ceux de la balade. A Paris, courir les rues sous la paille, sous le soleil brûlant de l’été, avec au premier plan la courbure étroite de la visière a beaucoup d’allure, se montre très rafraîchissant, très vivifiant. On affuble le fou d’une casserole sur la tête, dans les histoires drôles, uniquement pour signifier que le fou ne va pas sans être couvert. Je n’en reste pas là, je déniche dans un dépôt vente, au milieu d’un lot de photographies, un cliché ancien, de bonne qualité, figurant une trogne de paysan vue de profil, faisant un pied de nez d’une main courte, boudinée. Son prix, dérisoire. Le rapprochement de la casquette de paille et du pied de nez me semble aller de soi. Devant l’oeil rond, aveuglant par brefs instants d’un photomaton, je pose coiffé de ma casquette de paille, faisant un pied de nez à la postérité, de face, des deux profils. Une femme noire, belle et bavarde, remarque ces autoportraits miniatures dans le petit casier au sortir de la machine, en est jalouse. Si la casquette finit en vacances sous les fesses d’un gamin, les photos continuent de m’inspirer des autoportraits au pied de nez dans tous les styles possibles, imaginables, j’ai même commencé une collection de chapeaux de paille, qui s’accumule sous l’établi, qui ne laisse plus de place aux outils. Pourtant cette passion cesse comme elle est venue, je porte de moins en moins souvent de chapeau.
Vraiment je regrette ma casquette de paille d’Italie, un accessoire utile, modeste. Si Tati en vend de nouveau, je deviendrai un client assidu.Je travaille maintenant dans une usine à Ivry, où se côtoient des plasticiens, des musiciens, des travailleurs immigrés. Je peins dans un petit atelier tout en longueur, bas de plafond, très inconfortable. J’ai demandé à une amie de me prêter son appareil polaroïd, pour me tirer le portrait, avec la trouille au ventre de me voir tel que je suis, au naturel. Je fais donc le clown de nouveau, je joue au guignol, en me déformant le visage d’une main, en me photographiant en gros plan de l’autre, une bonne vingtaine de fois. De ces photos polaroïds, où personne ne me reconnaît, il sort plus de cent dessins, aquarelles ou toiles, que je mène tambour battant, dans l’enthousiasme, avec énergie, en inaugurant une technique de calque, que j’ai
perfectionnée depuis. Je ne sais pas où je vais, je veux seulement m’affranchir de Bacon, de l’art brut, de mon passé de fou, et leur rester fidèle. Pour prendre de la distance, j’utilise une manière de distance inaugurée par l’art moderne, un procédé stylistique qui m’a toujours séduit, rendre au dessin, à la couleur, leur autonomie, décaler l’un par rapport à l’autre, multiplier les écarts, les rencontres, un artifice où Fernand Léger est passé maître, en apportant une réponse efficace, originale, à une dispute célèbre, le dessin, expression de l’intelligence, opposé à la couleur, expression des émotions. Je veux aussi rencontrer un galeriste qui exposera mon travail, qui s’intéressera à ma personne, un rêve plus difficile à assumer, que je m’emploie aussitôt à désavouer, dont je suis réveillé aujourd’hui, toutes illusions
perdues, ayant renoncé à chercher. Je poursuis pendant des mois cette série, autour des combinaisons du visage et de la main, où la main semble une masse rose, compacte, et le visage, barbouillé des trois couleurs primaires, troué de blancs, figure un masque de clown, en pleine action. Malheureusement, quand je peins le portrait de l’artiste en guignol, derrière le rire bariolé de façade, sous l’humeur changeante et enjouée de surface, malgré les jeux folâtres de la couleur et du dessin, malgré les hasards heureux du pinceau, la folie menace comme chez un clown. Aussi, à peine cette série d’autoportraits vient-elle de se terminer que je perds mes limites.Je les retrouve à la campagne, dans la solitude, quand je commence à peindre le portrait de mes amis. En découvrant dans un livre d’art les interprétations époustouflantes que Francis Bacon a faites des autoportraits de Van Gogh, j’admire la fidélité, l’imagination, l’audace de Bacon, je me souviens des visages et des paysages que Van Gogh a peint dans le midi, puis à Auvers-sur-Oise, je me dis que ses visages et ses paysages sont peints avec la même touche divisé, tourbillonnante, avec les mêmes couleurs violentes, heurtées, sans la moindre concession à la joliesse, qu’ils sont pris dans la même trame déformante, restitués avec la même précision hallucinatoire, qu’il interprète les paysages avec la violence de son regard intérieur, et les visages comme s’il explorait un nouveau continent. Je comprends alors comment Bacon, en s’appropriant l’expressionnisme de Van Gogh, sa violence, nous met les nerfs et l’âme à vif avec des métaphores de chair animale, de peaux malades, de faces chaotiques, de corps incendiés, puis je repère chez Van Gogh une intuition révolutionnaire, dont l’importance m’avait jusqu’alors échappé. Van Gogh tend à peindre la figure de la même couleur que le fond, bleue sur bleu, jaune sur jaune, verte sur vert, un procédé que Malevitch précise quelques décennies plus tard en peignant un carré blanc sur un fond blanc. Je peins alors le portrait d’un ami, aux cheveux blancs, où le visage, comme un paysage de neige, est à peine signifié par des blancs presque purs, par des couleurs pâles pour les yeux, pour la bouche, mais dont la joue est barrée par un violent jet de pigments dans la peinture fraîche. Tandis que j’écris, cette figure claire sur un fond tout aussi clair, balafrée d’orange vif, se tient devant moi, en équilibre sur mon bureau d’écolier, entre la disparition et l’apparition.
Le mouvement d’humeur qui me pousse à projeter du pigment dans la peinture fraîche, me procure un certain plaisir, en tout cas il me donne le sentiment que j’ai tout pouvoir sur mon travail, sentiment illusoire, bien sûr. Dans un geste d’une grande violence, mais aussi d’une grande retenue, un geste arbitraire, mais de première nécessité, j’ai bien conscience de renouer avec l’imagination des hommes préhistoriques, qui ont pulvérisé des terres colorées sur leur main, en déposant ainsi leur empreinte sur la paroi des cavernes, sans penser à bien ou à mal, à réussir ou à rater, à séduire ou à scandaliser. Mais il ne me suffit pas de jeter du pigment sur la toile, en la basculant brusquement d’un côté, l’inclinaison fait prendre à la couleur pure un chemin prévisible, pour des résultats imprévisibles. Une fois lancé sur sa pente fatale, le pigment coloré se fraie un chemin comme une avalanche, en se fixant sur la peinture fraîche sans que je puisse intervenir, en laissant des parties intactes, en modifiant les autres, en révélant les reliefs, en les effaçant, en redessinant les traits, en remodelant le visage mieux que je n’aurais jamais pu l’imaginer. Le portrait acquiert alors un caractère originel, celui d’une brutale apparition, aussitôt menacée de disparition, mais il devient aussi métaphorique, en ce sens que l’oeil du spectateur s’y promène comme à travers un paysage, regardant la bouche, les yeux, le nez, les oreilles, comme autant de signes hétérogènes, abstraits, sous lesquels quelqu’un se tient, peut-être. Alors le portrait, devenu hasard et nécessité, avec ses éléments significatifs liées et déliées, trouve naturellement son expression, sa ressemblance, sa vie propre, aux yeux du spectateur.
Car peindre un vaysage n’est pas éviter le problème de la ressemblance, une affaire plus compliquée qu’il n’y paraît d’abord. La ressemblance, qui n’a rien à voir avec l’identité, ne s’obtient pas au moyen d’une exacte reproduction, mais par une juste mise en relation des traits du visage. Comme personne ne connait de règles établies, ni de méthode infaillible pour donner à un portrait la puissance suggestive qui permet de reconnaitre quelqu’un, tout ce que je peux affirmer, c’est que je ne portraiture que celles et ceux que j’aime, d’amour ou d’amitié. En procédant d’un élan vers mon modèle, plus le portrait semble répondre à mon élan, plus il est ressemblant, le contraire d’un travail minutieux et léché, qu’on signifiait autrefois par une expression, depuis longtemps passée de mode, c’est peint avec amour. Je peins avec passion,
souvent dans l’urgence, en me démenant jusqu’à ne plus savoir ce que je fais. Je pose une toile sur le chevalet, je projette dessus la photo de mon modèle au moyen d’un épiscope, j’esquisse les contours du visage, les yeux, le nez, la bouche, quelques rides significatives, quelques traits de ressemblance, je mène ma recherche aussi loin que possible en avant, brosses, couteau, craies, pastels gras, puis je pose le tableau sur le sol, où je lui fais subir les pires outrages : projection de pigments, jets de térébenthine, grattage, balayage, lavage, en espérant qu’il en restera quelque chose. Ensuite seulement je reprend les choses en main. J’ai une bonne raison pour faire ainsi : casser les effets faciles, supprimer les joliesses. J’en ai aussi une mauvaise : compenser mon ignorance d’un métier traditionnel par des trouvailles techniques de mon cru.
Les portraits avec des parties exclues. Le rond de l’œil
RETOUR À LA RAISON
Assurément, ce diable d’homme, Francis Bacon, dont je découvre les peintures en sortant de l’hôpital, a osé se risquer dans un lieu que j’ignore, d’où il a ramené des peintures qui ne ressemblent à rien que je connaisse, et j’admire qu’un peintre ait su rendre aussi puissamment la vérité du vis
age, la vérité des corps, la cruauté qui s’exerce parfois sur eux, leur étonnante résistance. Sans du tout comprendre que l’univers peint par Bacon n’est pas sans rapport avec l’univers asilaire que je quitte, je regarde pourtant ces figures d’une violence extrême comme des images allant de soi, car j’ai tourné en rond pendant plus de quatre ans parmi des corps ralentis,
agités, mis à mal par l’hôpital, pendant plus de quatre ans j’ai fait face à des visages aux traits tordus par l’angoisse, déformés par le délire, abrutis par l’enfermement, mon propre visage marqué par la folie et par la peur au point de sembler labouré, comme en témoignent les photos d’identité prises à l’époque, mon propre corps scarifié, abimé, gonflé comme un outre par la bouffe et les médicaments Aussi, pendant toutes ces années, que ce soit le pinceau à la main, ou avec la main à plume universitaire, à fréquenter ces peintures avec assiduité, à en parler dans le secret d’un bureau de psychiatre, je prends de plus en plus conscience des violences en usage dans le service où j’ai passé plusieurs années de ma vie, je peux mettre sur ses horreurs les mots qui conviennent, je peux enfin considérer cet internement pour ce qu’il était, un enfer ordinaire. Par différentes entrées, réflechir au monde selon Bacon accompagne un travail difficile, exigeant, qui comporte de nombreuses rechutes, un boulot qui m’occupe à temps plein pendant plus de dix ans, guérir de l’hôpital psychiatrique.
On ne pourrait pas, je ne pourrais pas moi-même comprendre ma passion pour la peinture de Bacon, si je ne revenais pas sur la notion de hasard. Alors que je suis sorti de l’hôpital, mais encore immergé dans la psychiatrie jusqu’au cou, une psychologue me conseille de renouer avec ma famille. Je la fréquente donc à nouveau, je recommence à penser à ma judaïté, je relis Si c’est un homme de Primo Lévi, puis un opucuule, Le devoir de mémoire, où Primo Lévi affirme qu’il est revenu des camps par hasard. Il raconte comment sans la chance d’une dysenterie, sans le hasard de cette maladie qui l’envoie à l’infirmerie, il aurait fait partie d’une marche ordonnée par les nazis pour vider le camp d’Auschwitz devant la progression des soviétiques, une marche si meurtrière, qu’il n’en serait pas revenu. L’inhumanité du service de psychiatrie où j’ai été interné n’étant pas sans analogie avec l’inhumanité d’un camp de concentration, toute proportion gardée évidemment, il m’apparaît qu’il vaut mieux considérer ma sortie de l’hôpital psychiatrique sous l’éclairage du hasard, plutôt que sous celui d’une improbable amélioration de ma santé mentale, parce que je peux envisager d’y être arrivé par hasard, non parce que j’y étais déterminé, ou parce que je suis maudit. Or, il se trouve que Bacon s’entretient longuement avec David Sylvester, dans l’Art de l’Impossible, sur la façon dont le hasard intervient dans son travail, sur la façon dont il apprend à mieux le manipuler. Aussi, quelque chose se noue dans mon esprit entre le hasard selon Bacon, et selon Primo Lévi, quelque chose de mes problèmes se dénoue autour de ce concept qui me semble si beau, si juste, si efficace, qu’il mérite d’être jeté comme un dé, ce qu’il veut dire en arabe, sur le bureau de ma psychiatre, pour un avenir meilleur. Je lui parle donc de mon goût pour la peinture de Bacon, de mes études sur ses textes, de mes lectures sur le hasard, de la façon dont le hasard a joué pour moi, je rédige même un mémoire universitaire sur le hasard dans la peinture figurative, avec un montage de textes de Bacon, de Dubuffet, de Michaux.
Par ailleurs, ayant repéré une filiation entre Michel-Ange et Bacon, tous les deux peintres sans égal du nu masculin, en comparant les rapports qu’ils établissent entre la figure et l’espace je comprends comment les structures linéaires qu’on voit dans les tableaux de Bacon, dont il se sert pour mettre en valeur ses figures en les isolant, ne les contiennent pas totalement, comment elles s’en échappent par tous les bouts, comme d’un espace de solitude, mais ouvert, qui génère la figure autant qu’il est généré par elle. Il me semble alors urgent de comprendre, par tous les moyens qui sont à ma portée, quels rapports j’entretiens avec l’espace, comment l’enfermement et la promiscuité ont pu les modifier, ou les exacerber pendant plus de quatre ans. Car, après toutes ces années de privation de liberté, j’ai surtout besoin de réparer l’espace, en remettant à plus tard de me poser la question du temps.Par ailleurs, à l’université, je suis amené à étudier un ouvrage qui décortique une partie de la rhétorique ancienne, L’Art de la Mémoire, dont je transpose les principes assez simples dans la peinture de Bacon, où les figures torturées, torturantes, placées dans des lieux ordinaires, encadrement de porte, chiottes, miroir, fauteuil, lit, deviennent les vecteurs d’un discours sur l’homme d’une rare violence, d’une rare efficacité, lorsque les triptyques s’apparentent autant aux représentations des différentes stations d’une Passion Humaine, sans Christ ni Dieu, lorsqu’ils constituent les trois actes d’une tragédie du théâtre de l’absurde. Mais en vérité, c’est surtout l’espace selon Bacon, qui me retient pendant toutes ces années auprès de sa peinture, et les déplacements qui s’y produisent qui me fascinent, les transferts tant au sens de la métaphore visuelle, la chair humaine comme de la viande, le visage comme un chaos, qu’au sens du cheminement vers le réel, ou vers ma propre vérité.
Cet Art de la Mémoire, tel que l’antiquité l’invente et le met au point, dont je découvre tout l’intérêt dans l’ouvrage d’une historienne américaine, Frances Yates, me semble une mnémotechnique visuelle si parlante, que j’en fais le principe d’écriture du premier texte que j’écris sur l’hôpital, un court récit à visée cathartique, qui raconte l’essentiel de mon enfermement. Par chance, ce texte est publié, illustré de reproductions de mes peintures, dont quatre nus peints à l’acrylique, où je retranscris le souvenir des corps mis à nu par l’espace asilaire, un souvenir que je veux fixer avant qu’il ne s’efface de ma mémoire, quatre peintures où transparaît l’influence de Bacon. En revisitant les rapports que j’entretenais avec l’espace asilaire, avec l’espace induit par les corps asilaires, j’essaie d’inventer une manière de représenter l’espace, de représenter les corps, dans leur rapport avec le sol et avec les murs, un peu comme Bacon revisite Picasso dans les années 1946 pour découvrir son rapport à l’espace, comment désormais il saura faire balancer ses figures entre le dedans et le dehors, comment il osera les inscrire dans un lieu ordinaire et schématique pour qu’elles semblent absolument hors lieu. Lorsque le cours de ma vie s’assure désormais très loin des institutions psychiatriques, lorsque mon cerveau est suffisament purgé du souvenir des horreurs asilaire, je laisse en friche ces quatre essais de représentation du corps nu, comme un aboutissement de mes recherches d’après Bacon, puis je change brusquement de direction, malgré ou à cause de l’intérêt que me porte un galeriste, pour concentrer mes efforts sur l’autoportrait et le portrait, pour me reposer la question de l’art brut. Toutefois, même si je ne veux pas m’obstiner plus longtemps à mettre mes pas dans ceux de Francis Bacon, je garde de ses portraits, et de ses autoportraits, le sentiment qu’un visage est toujours aussi intelligible qu’énigmatique, je continue de lui emprunter sa manière de multiplier les points de vue avec les compositions en triptyque, et plus tard avec des compositions qui rassemblent de plus de vingt portraits.