Sur la psychiatrie institutionnelle

Intervention sur la psychothérapie institutionnelle (7 février 2008)
1971-1994, dans les lieux de la folie

Mathieu Bellahsen m’a invité à venir vous parler de la psychothérapie institutionnelle. Je vais le faire en tant que consommateur. J’ai fréquenté deux endroits où elle se pratique, la clinique de La Borde par deux fois au début des années soixante dix, et le foyer Capitant à Paris de 91 à 94. Je vous parlerai aussi d’un atelier thérapeutique à Paris, qui reste pour moi une étape importante. Au cours de l’écriture de ce petit exposé, il m’est venu une formule empesée, un peu solennelle, mais bon je vous la livre à peu près telle qu’elle s’est présentée à mon esprit : La Borde et la psychothérapie institutionnelle ne m’ont pas guéri du courage de vivre.Vous comprendrez que je ne prétends pas à l’exactitude en évoquant après trente ans d’absence à quoi ressemblait La Borde, en particulier les ateliers. Ca relève du fantasme, je dis fantasme, faute de mieux. J’arrive en janvier 72, après avoir été arrêté sur la voie publique, enfermé dans une cellule pendant une quinzaine de jours, cure de sommeil ou un machin de ce genre, et après un mois de placement d’office à Sainte Anne, dans l’attente d’une place libre à La Borde. J’insiste pour y aller, car je connais la clinique de réputation, et j’ai vu sur une scène parisienne un spectacle joué par ses pensionnaires qui m’a beaucoup ému. J’espère donc qu’on m’y soignera mieux que dans un service traditionnel, mais surtout je suis sûr que je n’y serai pas enfermé. Ca va plutôt mal quand j’arrive. Il n’y a pas grand chose à faire dans un premier temps qu’une série d’électrochocs. Dès que ça va mieux, je me dirige vers la salle de spectacle, car même si je viens de démissionner d’un poste d’enseignant aux Beaux Arts de Paris, les premiers jours à La Borde on me met en vacances de mes soucis professionnels, et je m’intéresse au théâtre. Je n’ai guère de souvenirs de ce premier séjour de quatre cinq mois, sinon des images, des sensations, rien de bien précis. Tellement peu précis que je me demande encore si j’ai fabriqué ces espèces d’étranges et familières poupées en bas nylon bourrés de coton hydrophylle, que j’ai aperçues un jour dans un musée d’art brut. Il y a certains états, psychothérapie institutionnelle ou pas, qui sont marqués d’une grande confusion, d’une grande incertitude, laquelle peut nourrir après coup un délire plus ou moins intense, psychothérapie institutionnelle ou pas.

Certes, à La Borde mon délire s’apaise grâce aux activités et aux ateliers, aux entretiens et aux soins, mais la source de mon délire n’est pas épuisée, loin de là.  J’ai beaucoup plus de souvenirs de mon deuxième séjour en 73, pareil, quatre cinq mois de suite, après une rechute assez sévère. Mon activité tourne encore autour du théâtre, mais aussi de l’écriture. Nous créons de façon collective un spectacle de grandes marionnettes inspirées du Bread et Puppet Theater, une troupe à la mode dans les années 68. Nous écrivons un spectacle sur ceux qui parlent et ceux qui se taisent, nous fabriquons des masques et des costumes sous lesquels nous nous dissimulons en incarnant des animaux. Nous jouons notre spectacle à La Borde devant un public Labordien. Je dis nous, et ça mérite qu’on s’y arrête un instant. J’ai du mal à préciser, c’est tellement loin, mais le collectif me permet de ne pas être un mouton dans un troupeau, il me donne à nouveau le sentiment d’être quelqu’un. Et puis, j’ai des histoires d’amour qui se prolongent à Paris, que l’institution voit plus ou moins favorablement, selon la tournure qu’elles prennent. Toujours est-il que ces activités, qui ne sont pas pour moi d’ergothérapie, s’inscrivent dans un tissu de relations diverses, médicales, psychothérapiques, intellectuelles, artistiques, amoureuses.Donc théâtre, marionnettes, spectacle, mais surtout écriture dans le journal, La Borde Eclair. Après 68, dans cette période de retour de bâton, La Borde comme le reste de la France connaît une grande effervescence. On vient de publier l’Anti-Oedipe, on me le prête, et je le lis. Je me souviens encore de l’atmosphère de polémique qui règne à La Borde autour de ce bouquin. Il arrive qu’on me demande au détour d’une conversation de quel côté je me situe, avec Jean Oury, avec ses auteurs Félix Guattari et Gilles Deleuze, ou avec la troisième tendance, Jean Claude Pollack et Danielle Sivadon, qui s’occupent de moi. Tout ça me permet de naviguer entre les uns et les autres, de profiter des avantages, de subir les inconvénients qui vont avec. Comme avantage, les idées qui circulent tous azimuths m’amènent à écrire des petits textes qui paraissent dans le journal. Je ne suis plus pensionnaire à plein temps, je reviens chaque week-end, pendant un an, sous prétexte d’animer un atelier de marionnettes, puis de mosaïques, mon voyage en train payé par le club, et même plus. En réalité, je n’anime pas grand chose. Il arrive qu’on vienne me rejoindre dans la serre pour confectionner des marionnettes, mais le plus souvent je m’y occupe seul. Quand je reviens pour la première fois à La Borde après une absence de plus de trente ans, parmi d’autres raisons de ce retour, il y a l’envie de me retrouver seul dans la serre pendant un moment.Dans la serre, on tire le journal sur une vieille ronéo, journal qui mobilise aussi une bonne partie de mon temps à Paris, car je prépare à mon domicile d’alors, un appartement que je partage avec des copains, le petit récit qui sera ensuite imprimé dans les colonnes de La Borde Eclair. Je suis très content d’écrire, d’être publié, d’être lu, j’attends le week-end avec impatience. C’est à La Borde que je commence à devenir écrivain, pour autant qu’on puisse me dire écrivain.

Donc je viens à La Borde, avec des hauts et des bas. Un week-end après l’autre, une observation après l’autre, je finis par me former une opinion sur la clinique, opinion nourrie de lectures glanées par çi par là, Foucault, Deleuze, Guattari, les antipsychiatres. Je me lie d’amitié avec des gens du CERFI qui préparent une étude sur la Borde que la revue Recherches publiera en 76. J’écoute, je regarde, je circule, je rencontre, j’interroge, et je manifeste comme je le peux ma révolte contre les électrochocs, qu’on ne me fait plus trop d’ailleurs, et d’une manière générale contre le pouvoir médical dans lequel je crois voir une manifestation de la loi institutionnelle. Je me figure que lorsque l’institution se sent menacée, le plus souvent par un pensionnaire, elle s’en remet à la manière forte, impression toute subjective mais qui me poursuivra pendant longtemps, qui m’empêchera de revenir à La Borde quand ça aurait mieux valu. Cette forme de résistance à la psychiatrie est en partie à mettre au compte de ma fascination pour Guattari et pour ses amis et dans une certaine mesure pour leurs théories, ou du moins ce que j’en comprends à l’époque, car on ne peut pas les confondre avec celles de l’antipsychiatrie.Aussi lorsqu’on m’interne à Perray Vaucluse en 82, dans un service musclé, je renonce à revenir à La Borde. Paradoxalement, je préfère me morfondre, c’est un euphémisme au regard du régime que les fous y endurent, quatre ans et demi durant, dans un pavillon le plus souvent fermé à double tour.La crainte du médical et des électrochocs n’est pas la seule cause de mon refus farouche de revenir à La Borde. En réalité, je n’y reviens pas car les amis que je m’y suis fait parmi les pensionnaires mais surtout parmi les soignants n’y vont plus. Il s’agit de pensionnaires qui naviguent à Paris dans d’autres circuits que les miens, et de moniteurs qui font partie du CERFI, mais qui n’y travaillent plus. Ils sont plus ou moins de ceux que Jean Oury appelle les barbares.Je n’y reviens pas aussi à cause d’une certaine honte que j’éprouve au sujet d’une sculpture que j’ai réalisée sur le territoire de la clinique. Un mur modelé en béton, avec un banc recouvert de mosaïque à la manière de Gaudi. Il y est toujours, parsemé de quelques morceaux de vaisselles cassées, et maintenant peint de belles couleurs vives. En fait, ce n’est pas si mal que ça, mais il m’a semblé pendant longtemps, et de loin, que j’avais laissé une horreur derrière moi. D’autant plus que j’avais tenté d’organiser un atelier de mosaïque à cette occasion, mais sans succès. Je me souviens encore de Jean Oury se fâchant parce que je faisais un bruit d’enfer pour sceller des fers à béton, et me faisant remarquer que j’étais dans un lieu de soin, pas sur un chantier. Je n’y reviens pas aussi car il me semble que revenir sur mes pas serait la pire des lachetés. Entre les murs d’un pavillon fermé, je pense à La Borde comme à un endroit horrible et magnifique, et du fin fond de mon lit d’hôpital je me dis qu’on m’a trompé là-bas comme il n’était pas permis de le faire, en me laissant entendre que j’avais du talent, mais qu’en réalité on se foutait royalement de mes prétentions. Tout se passe comme si les talents que j’y avais manifesté ne s’articulaient plus à rien en dehors de la clinique. En m’investissant beaucoup dans la vie de La Borde, j’en attendais beaucoup en retour, et surtout ce qu’elle ne pouvait pas me donner.

Donc, voilà, départ de La Borde en 74, en catastrophe, pour y revenir plus de trente ans après, en visite. Disons que le fait de revenir à La Borde accompli un processus de retour à la raison qui a vraiment commencé il y a quelque vingt ans, en 87, quand je sors enfin de Perray Vaucluse. J’ai pris des kilos, j’ai peur de tout, je ne dis plus rien. Ce n’est pas la première fois que je suis quasiment mutique, j’ai déjà connu ça durant mes années d’errance et de clochardise, mais cette fois-ci, après quatre ans et demi d’enfermement et de violences sous prétexte de soins, c’est plutôt pire qu’avant. Enfin l’ordinaire de l’hôpital spécialisé, on peut raisonnablement le dire meilleur que celui de la prison ou de la rue qui sont aujourd’hui le triste lot de nombreux psychotiques. Mais pour mon usage personnel, et parce qu’aujourd’hui je suis sorti d’affaire, je n’arrive pas vraiment à regretter l’hôpital forteresse. Je ne regrette pas non plus nombre de courts séjours que j’ai fait entre 87 et 94, car tout dépend des gens qui vous soignent, dans quel esprit ils le font. Avant d’habiter à Capitant, foyer où se pratique la psychothérapie institutionnelle, j’ai passé quatre ans dans un foyer du 13° arrondissement. Le principal bénéfice de cette résidence, c’est que dès mon arrivée on m’invite à souscrire un plan épargne logement qui me permettra d’économiser assez d’argent pour m’acheter en 93 une petite maison en Normandie. Pour le reste, dans cet endroit austère, je me tiens à carreau, un net progrès par rapport à l’hôpital, où je filais doux sous la menace des thermomètres, des piqûres et des cellules d’isolement, attaché sur un lit en cas de passage à l’acte.Je partage la journée entre l’atelier thérapeutique et l’université où j’ai repris des études de lettres. À l’atelier thérapeutique, il ne s’agit pas de psychothérapie institutionnelle, mais je dessine, je peins en toute liberté, on me fiche une paix royale. Bien sûr, ça cause peu, nous n’avons pas beaucoup de responsabilités, nous sommes associés aux décisions qui concernent les sorties et les activités. dans des réunions soignants-soignés. Pour vous donner une idée de l’ambiance, dans le labo photo je suis accompagné par une éducatrice sympathique qui s’en va un jour, et je m’énerve quand un éducateur que je n’aime pas insiste pour me conseiller, en réalité me surveiller, vous comprenez, des fois que je boive le révélateur, on ne sait jamais. Pour être juste, j’obtiens ce que je veux, je peux continuer à tirer mes photos sans qu’il vienne me déranger. On y crée de belles choses, un éducateur dessine parmi nous, certains peignent, écrivent, dessinent, modèlent, émaillent des céramiques. Il y a un four, nous nous entendons bien, nous écrivons, jouons et tournons une petite fiction en super 8 sous la houlette d’un psychologue, un court-métrage que nous présentons dans le cadre d’une grande manifestation artistique à Rouen.

Dans cet atelier thérapeuthique je réapprends à travailler, mais ces années sont assez désespérées, désespérantes. Certes je ne suis plus enfermé à l’hôpital, je m’en réjouis, mais j’ai le sentiment que rien n’avance, que mes efforts ne me mènent à rien, que je me trouve dans une impasse. Je ne cesse de me répéter « masse de documentation partielle », une fois passée la porte du foyer, « je travaille, je travaille » quand je peins ou dessine à l’atelier thérapeutique, et « ça marche, ça marche » dans la rue ou à l’université, à longueur de journée. Ca manque vraiment de respiration, de réflexion, de distance, de point de vue, mais il faut du temps pour digérer quatre ans et demi d’internement pur et dur.Ca s’améliore nettement en 91, quand je suis accueilli au foyer Capitant, après des aventures plus ou moins douloureuses. Là, je comprends tout de suite qu’on y pratique la psychothérapie institutionnelle. Contrairement à beaucoup d’endroits du même genre médical, ça parle, ça rit, ça circule, ça ne sent pas toujours bon, ça boit des bières au bistrot du coin, ça paresse et travaille beaucoup, ça déconne intelligemment. Enfin ça vit, le climat est cent fois, mille fois plus respirable que celui de l’hôpital, on ne s’offusque pas de mes idées excessives, de mes démarches transversales, de mes projets obliques. Si certains, me dit-on, les jugent un peu délirants, d’autres au contraire les soutiennent, les encouragent. Par exemple, ce qui serait impensable ailleurs, j’achète sur les conseils d’un ami et avec l’appui d’une psychologue du foyer une ruine en Normandie, près de la mer, que j’ai mis dix ans à reconstruire, dont j’ai fait aujourd’hui ma maison et mon atelier. Et surtout, parce que je me plains du peu d’intérêt qu’on m’accorde depuis des années au dispensaire de mon secteur, le médecin du foyer m’adresse à une psychiatre en ville qui prend à cœur de me guérir vraiment. Aujourd’hui, elle continue à me recevoir. Pour le dire à très gros traits, dans ce foyer de post-cure, on n’évite pas les conflits à n’importe quel prix, on n’élève pas toujours plus haut un mur entre les soignants et les soignés.Je reste trois ans à Capitant, un an de plus que prévu, mais suffisamment de choses sont en place pour que le médecin qui s’occupe de moi au foyer me fasse comprendre qu’il est temps que je vole de mes propres ailes, et que j’habite chez moi. En fait ce n’est pas tout à fait chez moi, je partage un entrepôt avec un ami où je reprends à plein temps mes activités artistiques. Tant bien que mal, je me stabilise tout à fait, comme on dit. En 96, je vais vivre avec une amie et son fils dans un loft de la banlieue parisienne. Aujourd’hui je travaille et je vis en Normandie, je suis revenu passer quelques week-ends à La Borde, et depuis trois ans j’assiste au séminaire de Jean Oury à Sainte Anne. Pour résumer mon propos sur les bienfaits de la psychothérapie institutionnelle comparés au régime des autres institutions, je vous dirais en forme de plaisanterie que la différence entre les lieux de psychothérapie institutionnelle et les autres en général, c’est que dans les premiers, les jours de fête, on offre à boire du champagne aux fous comme à tout le monde, et que dans les autres, quand ces jours là existent, on s’ennuie ferme à une table à part, on nous compte avec parcimonie un erszats d’alcool.Pour finir, une impression sur La Borde aujourd’hui. L’ambiance est inchangée, on y a toujours la même attention, la même gentillesse, mais des choses se font qui me semblaient impossible autrefois. L’atelier « Extravagance », par exemple, fabrique des costumes et des parures en collaboration avec d’autres ateliers, et mène son activité de façon continue. Au moment où j’y étais pensionnaire, la tendance, certainement dûe à l’agitation de l’époque et aux théories dominantes, voulait qu’un atelier cesse d’exister dès que ses participants montraient le moindre signe d’essouflement, dans la crainte de les voir devenir chroniques dans un lieu vide de sens. Or dans le domaine des arts plastiques, comme dans beaucoup d’autres, il faut pouvoir durer et connaître des passages à vides. A l’époque, je crois qu’il manquait à La Borde quelqu’un capable d’imposer et de faire vivre un tel atelier. Pour nuancer mon enthousiasme, l’atelier « Extravagance » bénéficie à La Borde des liens étroits qu’il entretient avec l’atelier de théâtre, c’est à dire avec un art de la parole collective, ou un art collectif de la parole, comme on voudra. Si maintenant je pense à la peinture, qui est devenu mon métier et ce autour de quoi j’ai organisé ma vie, je me dis que c’est un art solitaire, et surtout que c’est l’art de se taire. La question reste donc ouverte, quelle place ont les arts de se taire à La Borde, et d’une façon plus générale dans les endroits où l’avénement de la parole est privilégié.