Conférence à Soissons

Conférence prévue pour l’exposition de Soissons (2010)

Cette conférence n’a jamais été prononcée, à cause de l’absence de la principale invitée

Je remercie Sarah Dwalington, madame Moinat, et Yannick Bezin, qui m’invitent à vous parler ici, et à vous présenter mes travaux. Je vous propose quelques commentaires sur mon travail et quelques thèmes de réflexion à propos de l’art brut et de la peinture contemporaine, qui me tiennent à cœur l’un et l’autre, le premier, l’art brut parce que je l’ai rencontré quand j’avais vingt ans, parce que j’ai connu ensuite des épisodes psychotiques, des hospitalisations, la seconde, la peinture contemporaine, parce que je travaille depuis quinze ans en dehors de toute institution, et parce que mon travail s’inscrit aujourd’hui dans ce qu’on appelle désormais la peinture contemporaine. Ce que vous pouvez voir dans la galerie du Lycée Léonard de Vinci, c’est une partie de la collection de mon ami Jean-Paul Kitchener, présent ici, qui suit et soutient mon travail depuis 1990. A cette époque je suis psychiatrisé jusqu’au cou, mon travail relève, ou s’inspire de l’art brut, on dira l’un ou l’autre selon le point de vue adopté, celui du créateur, ou celui du spectateur.

Alors, qu’est-ce que l’art brut ?

C’est une catégorie, un genre artistique inventé par Jean Dubuffet, en 1945, qui désigne, je cite Jean Dubuffet : « des productions de toute espèce — dessins, peintures, broderies, figures modelées ou sculptées, etc — présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l’art coutumier et des poncifs culturels, et ayant pour auteurs des personnes obscures, étrangères aux milieux artistiques professionnels », autrement dit, selon le conservateur qui ouvre le musée de l’art brut à Lausanne, en 1977, Michel Thévoz, fidèle à l’esprit et à la lettre des écrits de Dubuffet, l’art brut est celui des individus qui ont échappé au conditionnement culturel et au conformisme social, qu’ils soient pensionnaires des hôpitaux psychiatriques, détenus, solitaires, inadaptés, marginaux. Ces auteurs ont produit pour eux-mêmes, en dehors du système des beaux-arts, des œuvres originales par leur conception, leurs sujets, leurs procédés d’éxécution, sans allégeance aucune à la tradition ou à la mode.

Jean Dubuffet, à partir de sa définition, n’aura de cesse jusqu’à sa mort, en 1985, de collectionner, de défendre, de promouvoir des œuvres d’art brut, issues tout d’abord de collections de psychiatres français, suisses et allemands, puis d’achats et de dons tous azimuths. Il s’emploiera continuellement à les présenter, et confiera finalement à la ville de Lausanne la collection qu’il a patiemment rassemblée pendant trente ans, en fondant le musée de l’art brut, le premier du genre, mais en prenant toujours bien soin de séparer théoriquement et pratiquement l’art brut de l’art qu’on voit dans les musées des Beaux-Arts, comme le Louvre, le Musée d’art moderne, ou les galeries contemporaines de Beaubourg, par exemple.

Le mérite incontestable de Jean Dubuffet est d’avoir découvert et d’avoir fait connaître des artistes qui sans lui seraient restés dans l’ombre, ou inconnus, dont les œuvres auraient peut-être été oubliées, détruites, ou perdues, d’avoir entraîné dans cette magnifique aventure des collectionneurs, des conservateurs, des historiens d’art, des critiques, et des artistes, dont il a constamment encouragé le travail, mais son tort, ou son excès, à mon avis, c’est d’avoir tracé une ligne infranchissable entre l’art brut et l’art culturel, enfermant l’art brut et certains artistes dans un ghetto, en particulier dans le musée d’art brut à Lausanne, un ghetto d’où ces oeuvres et ces artistes sortent aujourd’hui, peu à peu, non sans résistances, non sans mal. 

Il y a maintenant dix ans, j’ai écrit un petit pamphlet contre cet état de choses, une critique qui s’appuyait sur des considérations théoriques. Je contestais la validité des critères qu’on avance d’habitude pour définir l’art brut, pour le distinguer de l’art dit culturel. Vous entendez bien dans le propos de Michel Thévoz, l’art brut est le fait d’individus ayant échappé au conditionnement culturel et au conformisme social, qu’il s’applique aussi à beaucoup de grands peintres, présentés dans les musées les plus prestigieux, je pense en vrac à Michel-Ange, à Goya, à Manet, à Picasso, à Francis Bacon, à Andy Warhol, à Joseph Beuys, à tant d’autres, qui ont travaillé et vécu hors des normes sociales habituelles, hors de la tradition et du conformisme. Il restait seulement des critères proposés par Jean Dubuffet le fait que les créateurs d’art brut n’ont pas de liens avec les milieux artistiques, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, il y a maintenant un marché pour l’art brut, ses créateurs bénéficient le plus souvent de la vente de leurs travaux, quand ils n’en vivent pas entièrement. J’en concluais hativement que l’art brut n’existe pas en soi, que c’est une pure invention de Jean Dubuffet, une invention qui n’a pas de réalité, et j’ajoutais qu’elle avait été utile en son temps, mais qu’elle portait aujourd’hui préjudice à la diffusion et à la connaissance de ces productions. Celui qui pense, comme moi, que l’art brut doit entrer au musée parce qu’il fait partie de l’art en général est pour Michel Thévoz, et les gardiens du temple, un ennemi de l’intérieur, qui voudrait, écrivait Michel Thévoz, normaliser l’art brut, mais c’est simplement supposer que l’art des musées est toujours et nécessairement celui de la norme. C’est un argument que je conteste, les musées possèdent, encouragent, présentent des œuvres normatives, certes, mais aussi beaucoup d’œuvres hors normes, subversives, singulières, révolutionnaires, et en théorie il n’y a pas plus de différence et de frontières entre une œuvre d’art brut et une œuvre culturelle qu’entre une peinture de Michel-Ange et une peinture de Francis Bacon.

Mais je suis plus nuancé maintenant. En effet, il y a des travaux artistiques dont on peut dire au premier coup d’œil qu’ils ne sont pas comme les autres, de la même façon qu’il y a des gens dont les psychiatres peuvent dire, après un long diagnostic, ou au premier coup d’œil, voilà ce sont des schizophrènes. Mais dans l’un et l’autre cas, une fois qu’on a dit ça, on n’est pas vraiment plus avancé qu’avant, car personne ne peut dire en quoi une œuvre d’art brut se distingue fondamentalement des oeuvres plus facilement et plus confortablement ouvertes sur les autres, ni en quoi un schizophrène se distingue fondamentalement des gens considérés comme normaux, de sorte que de telles considérations justifient seulement qu’on leur porte plus d’attention, plus de soin qu’aux autres, parce qu’on sait qu’ils sont plus fragiles, plus menacés, plus en danger, ça ne justifie certainement pas qu’on enferme les œuvres dans une catégorie étroite et un musée spécialisé, d’où il ne sortiront plus, ou qu’on enferme les schizophrènes pour de longues années ou même pour une vie entière dans des diagnostics étroits, répressifs, et dans des hôpitaux psychiatriques, plus tristes, plus sévères qu’une prison, plus pénibles parfois.

Pour avoir connu personnellement cette psychiatrie carcérale, je peux témoigner qu’elle ne m’a guéri en rien, qu’elle ne m’a pas permis de créer. Les choses ont commencé à aller mieux le jour où j’ai cessé d’être enfermé, où j’ai retrouvé un minimum de liberté de mouvements, après avoir quitté un pavillon sinistre, souvent fermé à double tour. Ceci n’est pas sans rapport avec l’art. L’art brut est né dans des hôpitaux fermés comme tous les hôpitaux à l’époque, mais dont les médecins étaient humains, plus gentils qu’ailleurs, plus ouverts à la culture et aux beaux-arts, sans doute plus intelligents, et il s’épanouit aujourd’hui dans les institutions psychiatriques qui ne traitent pas les fous comme des demeurés, des sous-hommes, des délinquants, des gens irrécupérables, il fleurit dans des institutions dirigées par des médecins et des équipes soignantes qui accordent aux fous leur liberté de mouvements, des responsabilités, le droit à l’autonomie, parfois même le droit à la folie.

Il est bon de rappeler qu’en dehors de cas très rares, très spécifiques, à compter sur les doigts d’une main, priver quelqu’un de liberté, l’enfermer entre quatre murs, ou dans le jugement qu’on porte sur lui, n’a jamais fait aucun bien à personne, n’a jamais guéri personne. C’est pourquoi il y a aujourd’hui un mouvement parmi des conservateurs, des collectionneurs, des artistes, pour penser autrement les choses, pour sortir l’art brut du ghetto où l’avait enfermé Jean Dubuffet, pour son bien croyait-il, pour le mettre en sécurité, à l’abri des agressions et du mépris général. Il n’avait pas complètement tort, il aura fallu presque un siècle pour que ces travaux singuliers, difficiles, exigeants, obtiennent la considération et le respect, la reconnaissance officielle qu’ils méritent, mais il est clair qu’il faut tirer aujourd’hui toutes les conséquences d’un constat : une œuvre d’art brut, une sculpture africaine, une céramique pré-colombienne, une peinture préhistorique, un dessin cubiste, une installation contemporaine, ne tirent pas leur grandeur d’être brute, africaine, mexicaine, préhistorique, cubiste ou contemporaine, mais d’une qualité artistique, au caractère universel, qu’on est bien en peine de définir exactement,  et dont on n’a pas fini de parler.

Ceux d’entre vous qui seraient allés à Bruxelles, au début de l’année, auraient pu voir au Musée d’art brut de cette ville, Art et Marges, une exposition qui associe vingt œuvres brutes, c’est à dire réalisées le plus souvent dans des institutions, et vingt œuvres venues de vingt musées des beaux-arts de Belgique, qui les met en regard, en relation, deux par deux, comme certains musées français ont mis autrefois en regard, en relation, Matisse et Picasso, le Titien et Véronèse. A Bruxelles, dans certains cas, les artistes qui sont montrés côte à côte, travaillant en institution psychiatrique et travaillant dans leur propre atelier, se connaissent, ont parfois travaillé à une réalisation commune, dans d’autres cas c’est la rencontre des deux œuvres qui est productrice d’effets de sens, en dehors de l’intention des créateurs, par la volonté et le désir de la conservatrice de ce musée.

Bien sûr, on peut contester ces mises en parallèles volontaristes, voire autoritaires, parce que rien ni personne n’est parfait, parce qu’il vaut mieux les réaliser par soi-même, à l’intérieur de son propre musée imaginaire, au hasard des rencontres et des visites dans les musées ou dans les ateliers, mais une telle exposition a le mérite de sortir enfin l’art brut de son ghetto, d’affirmer fortement l’égalité absolu des deux sortes d’œuvres, celles qui sont réalisés en institution et celle de créateurs qui appartiennent au milieu artistique ordinaire. C’est un premier pas pour considérer toutes les intéractions qui ont toujours existé entre l’art dit brut et l’art culturel à une époque donnée, car il n’y a pas une étanchéité parfaite entre les institutions psychiatriques les plus carcérales et le reste du monde, que dire alors des institutions ouvertes sur le monde. C’est aussi un pas important pour une meilleure connaissance de la spécificité de l’art brut et de l’art culturel, car c’est en comparant des choses différentes qu’on en sait plus sur elles, et pour comparer des œuvres d’art le plus simple est de les présenter côte à côte. Vous auriez donc pu voir à Bruxelles, sans trop de discours, que rien ne distingue fondamentalement l’art brut des autres créations, que l’opinion des précurseurs de l’art brut, opinion relayée par Jean Dubuffet, qui place les créateurs bruts au cœur même de la création, bien plus près de l’essentiel que les artistes professionnels, prétenduement déformés par la culture et par la tradition, on a donc pu voir que cette opinion n’est qu’un fantasme de militant, commode en son temps pour mettre en avant ces travaux, les valoriser, leur donner l’éclairage qu’ils méritaient, mais qu’il n’a aucune justification, de même que le fantasme presque opposé, l’art brut n’a rien à voir avec le génie parce qu’il reste cantonné dans une prison mentale, figé dans une posture maladive, parce qu’il ne se construit pas contre la grande tradition picturale, est une opinion erronée, facile pour ne pas se poser de bonnes questions sur l’art, sur les artistes, sur la création, pour se croire supérieur aux autres du fait de son savoir et de sa culture, c’était le point de vue d’André Malraux.

Il aurait fallu passer beaucoup plus de temps que je ne l’ai fait à Bruxelles devant ces couples d’oeuvres pour en tirer des considérations utiles ou pertinentes, mais je reste sous le choc de la rencontre des personnalités, de la rencontre des univers artistiques, de la rencontre des démarches, comme on dit aujourd’hui, avec le sentiment que quelque chose s’est produit qui sera bénéfique à l’art brut et à l’art dit culturel, un événement sur lequel il sera difficile de revenir, quoi qu’on pense de ce genre de confrontations. Les gens normaux ont tout à gagner à fréquenter les fous, pour autant qu’ils ne cèdent pas à la complaisance ou à la condescendance envers les fous, comme les fous ont tout intérêt à fréquenter les gens dits normaux, pour autant qu’ils ne s’imaginent pas qu’ils ont cessé d’être fous par le simple fait de cette fréquentation. Dans certaines société les fous sont pris en charge par la communauté et vivent en liberté. Lisez l’Histoire de la Folie de Michel Foucault, en France on ne commence à enfermer les fous qu’à partir du 17° et du 18° siècle. De toutes façons, complaisance, ou illusions, il vaut mieux que les fous et les gens normaux ne s’ignorent pas, connaissent et reconnaissent leurs mérites respectifs, comme il vaut mieux exposer l’art, qui est toujours hors normes s’il est digne de ce nom, sans maintenir systématiquement des frontières ou des murs entre les différents genres, entre les différentes origines, entre les différentes époques.

Plutôt que bâtir un musée des arts premiers à Paris, il aurait bien mieux valu aménager des salles au Louvre pour montrer les arts primitifs dans la proximité des antiquités romaines, grecques, égyptiennes, tout aussi primitives que la sculpture africaine ou les bijoux pré-colombiens, et réaménager le musée de l’homme d’où viennent l’essentiel des collections. Il en a été question, mais le pouvoir politique dans sa mégalomanie en a décidé autrement. Les catégories et les genres sont utiles pour penser, pour autant qu’on sache dépasser les genres et les catégories. A Villeneuve d’Asq, près de Lille, un musée d’art brut doit bientôt s’ouvrir dans l’étroite proximité d’un musée d’art contemporain, c’est un progrès considérable par rapport aux débuts de l’art brut, quand Dubuffet ne voulait pas que les œuvres du musée de Lausane en sortent au moins pendant deux ans, et en tout cas ne se mélangent pas aux autres. A Villeneuve d’Asq, il est question qu’elles se rencontrent, qu’elles se fréquentent.

Quand vous vous promenerez dans la galerie devant mes travaux, je veux bien croire qu’il ne vous sautera pas aux yeux que j’ai été fou, à tout le moins que j’ai connu de graves épisodes psychotiques. Il se trouve qu’à vingt cinq ans j’ai fait une bouffée délirante, comme on dit, et que par le hasard de mauvaises circonstances, ce qui aurait pu être soigné par un séjour d’un mois ou deux en psychiatrie, et ensuite par un bon suivi médical, s’est aggravé au fil des jours, pour devenir au long des mois et des années une psychose qui m’a fait connaître vingt ans de galère. C’est ainsi, c’est mon histoire, j’ai fait avec, j’ai essayé d’en faire quelque chose, j’en suis sorti aujourd’hui. Ceci pour vous dire que l’état de ma santé mentale n’est pas inscrit dans mes travaux, même si j’ai créé avec ça. Toutefois je peux me souvenir de circonstances différentes, d’état mentaux différents, de démarches différentes quand j’ai créé à l’intérieur des institutions psychiatriques ou en dehors, sans vouloir en tirer pour autant des généralisations hâtives. En réalité, les aquarelles qui sont présentées ici, que j’ai faites en institution, correspondent à un moment où un avenir se dessine pour moi de nouveau, où je cesse d’être désespéré, où la vie recommence à valoir le coup, même si elle reste douloureuse pour des tas de raisons. Vous voyez ici, dans la galerie, en une trentaine de peintures ou de dessin, le passage en peinture d’une production faite en institution, brute en quelque sorte, alors que je suis encore fou, à une production hors les institutions, alors que j’opère, si l’on peut dire, un retour à la raison. Vous verrez aussi combien j’ai depuis toujours l’humeur vagabonde, même si ce sont toujours les mêmes idées qui président à mon travail.
Je vais essayer de vous raconter les choses simplement. Après des années de galère, aussi bien dans ma vie que dans ma création, je me décoince vraiment quand j’ai la liberté d’écrire à l’Université un mémoire de maîtrise sur Henri Michaux, un peintre et un poète très important du 20° siècle, et quand je deviens résident d’un foyer médical où l’on pratique la psychothérapie institutionnelle. Je commence donc dans l’atelier thérapeutique où je continue d’aller travailler dans la journée, une série de grandes aquarelles qui renouent avec un phénomène qui me tient à coeur, que j’avais occulté pendant longtemps. Celui du mimétisme, tel que l’a formulé Roger Caillois dans son livre sur le mimétisme animal. Le mimétisme pour moi ne consiste pas à marcher à quatre pattes quand on voit passer un chien, mais à se confondre avec le milieu ambiant, à effacer ses limites sans les perdre. Le poisson qui prend l’apparence du fond marin sur lequel il passe, ne perd pas ses limites, simplement elles ne sont plus visibles aux prédateurs, on pourrait même croire à un phénomène de camouflage volontaire et conscient. Le mimétisme, ça parle plus au peintre, que je suis alors, encore fou, que le concept d’identification, qui paraît inquiétant quand on a justement des problèmes d’identification. Ca peut rendre compte d’une sensation que connaissent beaucoup d’artistes, beaucoup de créateurs, je suis arbre quand je peins une forêt, je suis herbe quand je regarde mon jardin, je suis crabe ou sable quand je dessine la plage. Evidemment je ne me prends ni pour un crabe, ni pour un arbre, ni pour du sable, mais quelque chose des limites entre le monde et moi vient s’effacer, pour un moment, dans l’abîme que creuse toujours le regard. Quand je pose mon pinceau je redeviens moi-même, je cesse d’être absorbé par mon modèle, de la même façon que le caméléon redevient visible quand il quitte l’arbre sur lequel il se trouvait. Ca a l’air un peu délirant comme sentiment, un peu hystérique, pourquoi pas, mais beaucoup de peintres le partagent. J’ai assisté un jour à un débat entre Henri Cueco, un peintre contemporain, et un philosophe, à l’occasion d’une exposition et de la parution d’un livre sur les paysages qu’il ne peindra jamais, et j’ai demandé à Henri Cueco s’il se prenait pour une pomme de terre quand il a peint ses patates. Il en a peint beaucoup. Il m’a répondu ceci : j’ai déjà eu ce genre d’entretien, il arrive même que la pomme de terre se prenne pour moi. Voilà un dialogue intéressant entre le peintre et son modèle.
     Je réalise donc une série de grandes aquarelles à dominante verte, certaines que j’appelle des Bonshommes Dévolant, en référence à Alfred Jarry, un poète symboliste, célèbre pour sa farce comique et subversive, le Père Ubu, parce qu’il invente dans un de ses romans un mythe qui me plait beaucoup. Il imagine des hommes dont la tête est attachée par un fil au reste du corps, et qui dévole, dit Jarry, en créant un joli néologisme, si par malheur le fil vient à se rompre quand ces hommes vont chercher leurs proies dans le ciel. Dévole exprime bien qu’on perd la tête, sans que cette tête perde tout à fait son identité.

Ces bonhommes dévolants sont faits dans l’urgence, en dialoguant avec le grain du papier, avec l’eau, avec l’encre, avec les pigments, sans me préoccuper de bien faire, de réussir quoique ce soit, en projetant mes idées sur la feuille de papier. Henri Michaux raconte quelque chose de semblable dans Emergences Résurgences, son autobiographie de peintre, illustrée de ses travaux, un ouvrage que j’étudie à l’époque pour écrire mon mémoire de maîtrise. C’est en voulant expérimenter les propos de Michaux que j’en viens à réaliser ces aquarelles. Devant la complexité du réel et de la réalité, ce sont juste de belles images, faites avec une idée juste en tête, je veux dire une idée qui agit et qui me fait agir, l’idée du mimétisme, et avec mon regard intérieur. Le regard intérieur, on l’emmène toujours et partout avec soi, mais pour qu’une peinture fasse sillon dans le réel, il faut que le regard intérieur se mêle aussi de rendre compte de la réalité. Je m’y emploie donc une fois sorti des institutions psychiatriques, car ces aquarelles réalisées en institution sont encore des œuvres fermées, aux limites étroites, même si à l’intérieur de ces limites vit toute une population, prolifère toute une végétation. Moi aussi, à l’époque, je recommence à vivre mieux. Toujours est-il qu’à partir de ces travaux, je quitte l’atelier thérapeutique, je vais travailler pendant cinq ans dans l’entrepôt où ils sont d’abord exposés, un lieu que je partage avec le siège de la société de mon ami Jean-Paul Kitchener, qui commence alors à collectionner mes travaux.
Après une brève période de transition, où je poursuis des travaux encore marqués par la folie, par l’angoisse, par le malaise qui vient nécessairement des lieux de la folie, tels qu’ils existent aujourd’hui, puis après une période abstraite pour préparer une agrégation d’arts plastiques, où j’échoue finalement, je commence à peindre des autoportraits d’abord, des portraits ensuite, avec un grand souci de vérité. Après coup, je me dis que cette volonté de rendre compte dans ma peinture de la réalité participe d’un mouvement intuitif pour retrouver durablement la raison. Je ne donnerai pas cette démarche focalisée sur le visage, et surtout sur mon propre visage, sur mon propre corps, une démarche assez nombriliste finalement, comme une solution universelle, ou comme une arthérapie infaillible, mais ça a marché pour moi, avec d’autres causes, en dehors de mon sujet. Aujourd’hui mon travail relève de la peinture contemporaine, même si je ne renie pas mes travaux précédents, parce que mon état d’esprit est différent. Je ne veux plus exprimer ma folie et mon monde intérieur, sans aucun écran, sans intermédiaire, comme en prise directe avec le réel, je veux atteindre le réel à travers les figures de la réalité, à travers les représentations du visage ou du corps, en ayant mieux compris en quoi consiste ma folie. Il y a désormais entre moi et le réel une épaisseur constituée paradoxalement par la volonté d’y aller voir de près. Quand j’étais au plus mal, la seule distance que je pouvais mettre entre le réel et moi, entre le monde et moi, passait seulement par les outils et par les matériaux de la peinture, qui faisait écran jusqu’à un certain point au sentiment d’agression par le monde extérieur, aujourd’hui que je vais mieux, et pour continuer d’aller mieux, je veux approcher ce réel, cette zone effrayante, insupportable, qu’on appelle le réel, d’une vérité si cruelle, si violente, qu’elle laisse sans voix celui qui s’y trouve, en quelque sorte celui qui est fou, mais personne n’y est entièrement à demeure, je vise donc le réel à travers les figures de la réalité, articulées et nourries par le langage. En cela, mon travail relève de la peinture contemporaine, parce que l’art contemporain procède d’une grande et belle intuition, que voici : les images et le langage ont partie liées, parce que les images appellent naturellement les mots, parce que les mots suscitent naturellement des images.

Sans être tout à fait conscient de cette problématique contemporaine, qui m’apparaît évidente aujourd’hui, je réalise à la fin des années 90 des peintures inspirées par un texte que j’ai écrit quelques temps auparavant, qui sera publié par des amis, La mémoire saisie d’un tu, où je raconte les souvenirs que je garde d’un internement dans un grand hôpital psychiatrique parisien, qui avait très mauvaise réputation, qui continue de l’avoir, même si la plupart de ses pavillons sont fermés aujourd’hui, pour faire des économies. Il ne s’agit pas à proprement parler d’illustrations, il s’agit de peindre des images aussi frappantes que mon texte, il s’agit de mettre en image la violence de ce texte. Ces peintures sont reproduites dans la publication qu’en fait la Chambre d’échos, en 1999. Ce sont des peintures qui viennent directement de souvenirs de l’hôpital et de l’Art de la mémoire. L’art de la mémoire est une technique antique, grecque et romaine, pour mémoriser les textes, les discours, qui n’a plus lieu d’être apprise ni pratiquée aujourd’hui, parce que nous avons depuis longtemps des livres pour assister notre mémoire, et depuis peu la mémoire artificielle des ordinateurs, mais c’est une technique mentale qui consiste à imaginer des figures frappantes, saisissantes, dans des lieux familiers, toujours selon le même parcours, images que l’on associe aux mots du texte dont on veut se souvenir, une technique dont les principes m’ont servi de fil conducteur pour écrire ce texte. Il était donc naturel que j’en vienne à donner forme à ces images, à ces souvenirs, à les sortir de leur statut d’image mentale, à les faire exister sur la toile.
Toutefois, dans tous les travaux ou presque que vous pouvez voir dans la galerie, le processus de création est sensiblement le même. Qu’appelle-t-on le processus de creation ? Ce sont à la fois toutes les opérations techniques et toutes les idées qui contribuent à la création d’une oeuvre, depuis l’avant de sa réalisation jusqu’à son achèvement, et même au-delà, jusqu’à la réception de l’oeuvre par le spectateur. Or, il s’est opéré dans mon travail, à partir de 2005, un changement important dans mon processus de création. J’en parle dans un texte en cours, le mieux est de le citer. C’est un court chapitre qui s’intitule :
       « Pour commencer j’en vois de toutes les couleurs
…ce temps magnifique de mes débuts, quand je possède encore toutes les audaces, et toutes les ignorances, quand je ne doute de rien, et de tout, quand je veux ressembler à tous les peintres, et à aucun, quand je convoque mon frère, de deux ans mon aîné, que je chasse de notre chambre pour avoir le champ libre, dont j’exige ensuite qu’il vienne me donner son avis, le plus souvent si fraternel que je refuse de le partager, bûté, et arcboûté sur des positions de principe où j’exprime ma révolte, ma frérocité, cette époque donc où je rêve d’inventer un langage de formes qui m’introduirait à tous les mystères et me ferait comprendre des peintres du monde entier, est révolue. Ce qui reste à l’ordre de chaque travail, c’est l’instant devenu familier, mais toujours surprenant, aussi secret qu’autrefois, du premier trait que j’inscris sur la feuille, sur la toile, ce choix à peine agit qu’il faut le recommencer, je le sais, je veux dire la fraction de seconde où je trace quelque chose plutôt que rien, ce fait qui m’échappe déjà, ou enfin, que rien ne signale une fois l’œuvre achevée, qui marque pourtant de son empreinte comment évoluera la suite. Cet événement reste aussi aventureux qu’au premier jour, intact, engageant et poursuivant un processus de création, vital, c’est pourquoi je continue à peindre.

En effet je continue, car une peinture ne commence pas avec sa première trace, ni ce texte avec les premiers mots. Mon père m’ayant enseigné que la peinture débute chez le marchand de couleurs, je passe de longs moments dans une boutique de matériel pour artistes, située au fond d’une impasse, sur le chemin de la maison à mon lycée, où je cause pendant des heures avec le marchand des vertus de telle ou telle couleur, dans un merveilleux nuancier dont certain rouge de chine, certain vert anglais, certain bleu de prusse, ceratin jaune de Naples, certaine couleur au nom tout aussi évocateur, possèdent jusqu’à cinq intensités différentes. Dans mon atelier aujourd’hui, comme dans beaucoup d’autres du même genre, des pots de pigments s’alignent sur les étagères, de toutes les couleurs, de toutes les nuances, de toutes les densités, des tubes et des flacons précèdent, accompagnent, survivent à chaque coup de pinceau, celui que je pose à l’instant entraînant avec lui tous les autres. Plus que le gris de Paul Cezanne qu’il ne faudrait jamais employer parce qu’il est contenu dans les autres couleurs, plus que le point gris de Paul Klee qui permettrait le passage du chaos à l’ordre en sautant par dessus lui-même, il m’importe de travailler souvent sur un fond noir, comme Klee, Kandinsky, Michaux, ont exploité après Corot les possibilités du fond noir, qui fait mieux chanter les autres couleurs. Fond noir de l’intérieur du crâne, antérieur au regard, par derrière le regard, d’où viennent toutes mes peintures, noir de la nuit absolue où s’origine l’acte de peindre, un fantasme toujours là. Le milieu où s’approfondit la peinture, je l’imagine rouge de Chine et noir d’Ivoire, pour moi les deux couleurs de la mélancolie, mais la catastrophe dont parle Francis Bacon, par quoi la toile doit passer pour ne pas s’enliser dans les clichés, dans les lieux communs, emprunte la voie d’un blanc immaculé. Souvent je couvre d’un jus blanc une toile en cours qui ne me satisfait pas, pour laquelle je ne vois pas d’issue. Alors la toile, suspendue entre le fond noir et le jus blanc, fait défiler devant moi des possibilités de couleurs, et je m’arrête sur telle couleur en particulier de façon irréfléchie, presque aléatoire. Ceci dit, je sais des portraits où je prends le temps de déterminer à l’avance les tons, les contrastes, les harmonies, pour mieux improviser en cours de route.

Quand je mets mon travail en danger, par un jus blanc ou par tout autre procédé, comme des projections de pigments sur la toile, ou des jets de white spirit, c’est pour quitter plus aisément les sentiers battus. En effet, à un certain moment d’avancement d’un portrait, je prends le risque de tout gacher, sous le regard du modèle, ou sans lui, parce qu’en cherchant des solutions à la crise que j’ai voulue, nous trouvons, la toile et moi, des chemins imprévus. En surmontant les obstacles que j’accumule, ceux qui se dressent ensuite d’eux mêmes, la peinture sort grandie de cette épreuve, ou bien finit à la poubelle. »

Oui, ce changement radical dans le processus de création qui apparaît à partir de 2005, c’est la catastrophe voulue et provoquée par moi à un certain moment d’avancement de mon travail, alors que cette catastrophe n’est voulue et n’a lieu dans aucun des travaux présentés ici, qui sont réalisés selon un processus continu, progressif, d’une façon plus ou moins spontanée, mais jamais sans tout remettre en question au beau milieu de la réalisation.
Par contre, ce qui s’amorce déjà dans les quelques autoportraits que vous pouvez voir ici, c’est un mouvement vers ce que j’appelle aujourd’hui des Vaysages. Ce néologisme, ce mot bizarre vient d’un raté pendant une conférence que je donne sur mon travail, un raté qu’on remarque, qu’on me rapporte, par amitié. Tout d’abord j’y vois un mot-valise qui signifie le visage-paysage, le visage vu comme un paysage, le paysage envisagé. Mais en y refléchissant, il y aurait vaysage quand une figure envahit le fond, quand le fond contamine la figure, d’une façon générale quand un phénomène de mimétisme a lieu. Dans son sens le plus simple, regarder un vaysage consiste à suivre les chemins qui sont ménagés dans le réel par les traits du visage, par la lumière, par le grain de la peau, par la carnation de la chair, par l’intensité d’un regard. Dans un autre sens, c’est une avidité de visages, observés avec une attention aigue, parfois flottante, parce qu’on en attend comme un ravissement, celui de se découvrir en se perdant dans l’autre.
Pour finir, je dirai brièvement que ce qui différencie sans doute les travaux de l’époque brute de ceux qui suivent la psychiatrisation, c’est le double mouvement de la réalité vers moi, et de moi vers la réalité, qui me permet de sortir durablement d’un état psychotique. Dire cela, à propos d’une manière de guérison et des travaux qui l’accompagnent, qui y participent, c’est comme une évidence, ou une tautologie. Est-ce que cette différence est visible, est-ce qu’elle est inscrite dans mes tableaux ? La question reste ouverte. En tout cas je ne pense pas que les premiers travaux soient fondamentalement étrangers aux derniers, pas seulement parce que c’est le même bonhomme qui les a réalisé, mais parce que je reste convaincu que les oeuvres d’art dans leur diversité procèdent fondamentalement des mêmes mécanismes de l’esprit, des mêmes processus de création, dans leur diversité, dans leur infinie complexité.

Merci….