Extrait de Carnets d’un retour à la raison

Fichier du (18-05-2007)

C’est que ne me supportant plus, ne supportant plus l’angoisse qui me prenait par surprise, ou qui montait sans que je sache comment ni quand ça allait finir, je me blessais légèrement, de façon répétitive, un peu plus chaque semaine dans le seul but d’avoir un corps enfin, dans l’espoir que ça s’arrête. Évidemment le mal ne faisant qu’empirer, un matin j’avais avalé une quantité importante de neuroleptique, un passage à l’acte qui n’a eu d’autre effet qu’une violente colique, de me plonger dans une confusion telle que je m’agitais en tous sens, marchant, courant de tous côtés, chiant sous moi sans en avoir conscience, bafouillant d’obscurs propos, proclamant des augures funèbres que j’avais oubliés aussitôt. Transporté d’urgence à l’hôpital le plus proche, fort heureusement accompagné par mon amie, je fus examiné rapidement, puis renvoyé dans mes pénates avec deux trois comprimés d’un anxiolithique puissant, bénissant le ciel, les dieux, mon amie et la situation déplorable où se trouve la psychiatrie de m’épargner un internement qui n’aurait pas manqué de se produire autrefois, quand il y avait pléthore de lits et de soignants. Du moins j’ai attribué à cette misère hospitalière de n’être pas enfermé à double tour sur le champ.

Soulagé d’avoir échappé au pire à mes yeux, réconforté par les deux trois jours que j’ai passé au lit, au chaud, dorloté, entouré de bonnes paroles, j’ai pu envisager l’avenir sous un autre jour que de descendre toujours plus bas dans les gouffres de la mélancolie. Devant mes bonnes dispositions, ou mes bonnes intentions, ou mes bonnes résolutions, mon amie, qui jugeait que l’air de Paris ne me valait plus rien, que notre couple battait trop sérieusement de l’aile pour vivre avec moi plus longtemps, que ma folie l’entraînait elle aussi sur les chemins de la dépression, m’envoya me reposer dans une minuscule maison que j’ai en Normandie, prenant sur elle de me laisser seul à la campagne avec mes démons. Quel privilège donc de me retrouver avec eux en tête à tête sur les routes encaissées de Normandie, quel joie de regarder avec leurs yeux ébahis de tant de beauté la mer, les dunes, l’horizon. Car si j’avais gardé pour un temps la compagnie de mes démons auxquels je tenais plus qu’à tout, j’avais cessé de voir des fantômes qui ne se manifestent à moi qu’en ville, et surtout à Paris. Certes j’étais encore habité par le délire mais dans ce pays lénifiant il commençait à s’apaiser par moments, mes angoisses aussi, je percevais de m’intéresser aux herbes folles sur le bord des fossés comme un signe de bon augure. Pour faire résonner un autre écho que celui de mon mal-être, je voudrais restituer cette jouissance qui m’envahissait de sentir le délire, la folie se retirer de moi dès que je me suis un peu habitué à la vie de la campagne, une eau mauvaise qui s’évacuait après la crue, sans avoir fait trop de dégâts ni laissé derrière elle des tonnes de boues. Au petit matin, en promenade jusqu’au bistrot du village pour y prendre mon café, tandis que je scrutais le jour naissant, la tête pleine de la lumière froide des aurores d’hiver quand elle dessine les arbres, leur squelette en contre-jour, qu’elle annonce la forme des nuages, qu’elle sort les prés et les granges de l’ombre, je révisais comme une étrange leçon de vie, une manière insolite de penser, les pensées délirantes de la veille ou de l’avant-veille auxquelles je ne croyais déjà plus. Ah oui, me disais-je, hier tu étais bien fou, ignorant que je le restais encore pour une grande part, mais ainsi lancé vers de nouvelles et si belles aventures que je ne doutais pas un instant de soigner tout à fait ma mélancolie.

Car il fallait guérir, c’était d’une certaine façon une question de vie ou de mort. Je ne pouvais plus traîner ma vie dans les labyrinthes de la mémoire avec à fleur de tête le souvenir des couloirs d’hôpital, des humiliations passées, des violences subies, des hontes meurtrières, souvent l’esprit perdu dans les hautes sphères de l’excitation maniaque mais les pieds dans la merde, et toujours retomber plus bas que terre happé par l’humeur noire de la mélancolie. Je ne voulais plus trembler qu’on me jette à la rue parce que devenu invivable, frémir de terreur qu’on m’interne malgré moi, hurler presque toutes les nuits à cause de cauchemars qui me voyaient disparaître dans la foule anonyme des fous. Il fallait que ça cesse, trouver une saine allure de croisière, reprendre pied, donner forme au chaos des pensées, des sentiments, vivre un quotidien enfin à ma taille. Ma petite maison en Normandie, et la Normandie est faite pour les petites maisons, m’a offert ça et plus encore. Quand je dis maison, je parle aussi de ceux qui m’ont encouragé, aidé à rebâtir la ruine qu’elle était devenue, ses murs chancelants, son toit éventré, sa charpente en charpie, mangée par les vers et la pluie. En effet, je sais maintenant ce que veut dire avoir un toit, sans l’avoir tout à fait choisi, mais acheté un peu à l’aveuglette pour la bonne raison que la mer se trouve à vingt minutes de marche, que les plages de sable fin s’étendent à perte de vue, qu’elles sont désertes le plus souvent, qu’au moment des marées la mer recule de plusieurs kilomètres découvrant une plaine où les gens de la côte pour cultiver les moules dressent des alignements de pieux tous armurés d’un étui de coquilles noires, et je me réjouissais de voir ma maison si petite que j’allais pouvoir la reconstruire sans faire appel à d’autres mains. Pour une bouchée de pain un ami avait organisé la chose, il n’avait pas eu de mal à me convaincre qu’une maison à la campagne me serait très utile car mes économies ne m’auraient pas permis d’acquérir quoique ce soit dans la région parisienne. Enfin, depuis longtemps mon souhait le plus vif était d’avoir un atelier. Un cellier en face de la maison, tout aussi minuscule, en ruine lui aussi, ferait un jour, je l’espérais vaguement sans trop y croire, un atelier très convenable. De toute évidence une maison à ma taille, à la mesure de mes espoirs, à la hauteur de mon désespoir aussi, car la vie alors ne se montrait pas toujours rose.
(…)

Car ce retour à la raison, je le tiens aussi d’un pays où je me sens bien. Dès lors, me battre les flancs pour donner à voir des figures qui frapperont d’autant mieux les mémoires qu’elles seront terrifiantes, ou sanglantes, quand au lever du jour le ciel se rosit se bleuit de jaune orangé, s’enflamme puis s’apaise, interroger en moi la cruauté qui sied si bien aux hommes pour mieux dire ma vérité au scalpel alors que revenant tranquillement du village je m’extrais mollement d’un édredon de nuages pour me pencher dix minutes sur la question de mon poële à bois, un Godin, combustion lente, ça chauffe jour et nuit, le luxe ! comment serait-ce possible, et pourquoi ? Loin de moi l’idée qu’il ne faut dire que de belles choses parce que le monde serait naturellement bon et beau, ou au contraire si laid qu’il ne faut pas contribuer à l’enlaidir encore, mais peindre la misère, l’horreur passée, présente, à venir, ne saurait venir ni d’un choix ni d’une décision arbitraire, à moins de vouloir exploiter un fonds de commerce. Or ma pente naturelle aujourd’hui me pousse vers une peinture plus sereine, sensuelle, charnelle, encore empreinte de mélancolie certes, mais d’une mélancolie de bonne compagnie qui vient de la mer, grise, verte, bleue, étale, de plomb liquide, qui meurt et renaît avec chaque marée. Si je ne suis pas de ceux qui guérissent leur vague à l’âme par la lecture de livres tristes, je me console avec des musiques nostalgiques, souvent je soigne mon angoisse en fréquentant assidument le bord de mer. L’autre jour, pour sortir d’une rêverie qui commençait à prendre une tournure inquiétante, menaçante, je suis allé marcher sur la plage le long d’une mer déchaînée, menaçante elle aussi. La plage était déserte, la tempête faisait rage, le vent si fort qu’il m’entravait, me déportait, me bousculait, les embruns et la pluie me cinglant le visage j’étais aveuglé, trempé, abasourdi mais calmé, heureux. Mieux qu’après un bain chaud, je déteste les bains qu’ils soient de baignoire ou de mer, je suis rentré lavé de mon angoisse, de ma peur.

En réagissant de cette façon aux éléments en colère, je retrouvais quelque chose des émotions de mon enfance, mais à quoi, à qui donc pourrais-je rester fidèle, solitaire comme je suis, sinon à mon enfance ? il y a-t-il fidélité qui soit plus nécessaire ? Pour sortir de temps en temps de mon atelier, pour rompre une solitude qui me pèse certains jour d’hiver quand le ciel se tend d’un calque uniformément gris durant toute la semaine, j’étais allé proposer mes services à l’école communale du coin pour y donner des cours de dessin et de peinture aux écoliers. Trois années de suite nous avons travaillé sur la métaphore, et à force de leur en parler j’ai creusé moi aussi la question. Je crois que nous avons réussi à peindre, à dessiner métaphoriquement, moi dans mon atelier, les enfants à l’école. S’il arrivait que la théorie fut hésitante, fantaisiste, toute personnelle, par exemple ayant trouvé joliment drôle que métaphore voulût dire en grec « après la lumière », les applications de la théorie, elles, ont convaincu tout le monde, comme quoi une théorie fausse peut s’appliquer correctement. Je leur ai fait voir un paysage dans un visage, une expression dans un feuillage, un monde dans les nuages, ils ont peint des ciels après avoir les observer le nez en l’air dans la cour de récréation, assis devant la mairie une feuille de papier sur les genoux ils ont dessiné les arbres, les lampadaires, les devantures des commerces, la place de leur église. Je leur ai parlé des peintres que j’admire, qui m’inspirent, livres de reproductions, textes en main, nous sommes allé voir des expositions au Musée, je me suis régalé, amusé, instruit, rattrappé au bout de trois ans de bénévolat par le besoin d’argent et la stupidité bureaucrate, empêché d’enseigner plus longtemps parce que personne au grand jamais, a tranché l’inspecteur académique, ne peut se substituer aux instituteurs pour l’heure hebdomadaire d’arts plastiques. Du coup, l’instituteur n’étant pas idiot ni compétent, les enfants n’ont plus dessiné, n’ont plus peint jusqu’à la fin de l’année et certains jours de ciel trop bas je ronge mon frein. Après la rentrée, quand je bavarde avec un parent sur son tracteur, il m’explique avec une petite moue de déception que sa fille ramène maintenant à la maison des coquetiers recouverts de pate à sel sous la direction d’une institutrice. Certes, rien n’est plus beau que les travaux manuels, mais quand même !