J’écris dans une langue morte

Fichier du 25 août 2008

Évidemment j’aurais voulu apprendre la langue des oiseaux par exemple, plutôt que le latin, mais mon frère aîné ayant jugé que ses deux cadets devaient recevoir une éducation classique et faire leurs humanités, à l’âge et au temps où les garçons portaient des culottes courtes, j’ai commencé par trébucher sur le massif de la première déclinaison, rosa, rosae, rosam, vous connaissez peut-être…

      J’ai étudié avec tout le sérieux dont est capable un lycéen rêveur, sans céder plus que de raison aux traductions bon marché qui permettaient de bâcler à toute vitesse une version. Au début j’ai mis à contribution mon frère Guy, qui me précédait d’une classe, jusqu’à ce qu’il se fâche pour de bon, en râlant qu’il avait du grec à traduire et bien autre chose à penser, figure-toi. Je me suis donc retrouvé seul à démêler ces constructions bizarroïdes, étranges, absconses, obtuses, préfabriquées pourquoi pas, ne manquant pas d’adjectifs pour les apprivoiser, et à chaque nouvelle difficulté, le temps de reprendre mes esprits, de comprendre de quoi il retournait, la liste y passait en entier à voix haute, aussi comme des jurons lancés contre ces devoirs qui n’en finissaient pas, contre ce frère qui me laissait tomber, une liste qui s’allongeait après chaque version. Si ce procédé avait le don de mettre mon frère en colère, au moins je découvrais les plaisirs de l’énumération, je savourais le goût âpre de la répétition, celle qui travaille certains textes en surface, profondeur, hauteur et dans les grandes largeurs comme je le disais à mes copains, très fier d’avoir repéré ça. L’habitude d’identifier le verbe à la fin de la proposition principale était devenu une seconde nature, et « j’allais voir dans le Gaffiot », selon l’expression en usage, aussi souvent que les collégiens d’aujourd’hui naviguent sur la toile. Même dans la conversation j’avais pris le pli de quelques joyeusetés du genre, non seulement mais aussi, et à entendre dans ma bouche une sorte de balancement rhétorique, il arrivait qu’on se moquât de ma prétention. L’habitude de remettre de l’ordre dans les mots après les avoir constamment déplacés, le lent travail de la traduction a laissé des traces qui ne s’effaceront pas, et si je pense aujourd’hui qu’il faut toujours pour écrire prendre la distance d’une autre langue, c’est dans mon cas celle du latin. D’autres qui n’ont pas eu la chance de devenir un latiniste distingué, un angliciste réfractaire, comme je me présentais avec orgueil et dérision, qui n’ont pas eu la chance de faire des études, trouvent cette langue étrangère dans les faits divers du journal, au matin sur le zinc d’un comptoir, et par là, même si j’y crois dur comme fer, j’avoue ne pas savoir ce que je veux dire…
      Peut-être ceci, à propos de l’hôpital et de quelques mots dont il me fallu guérir. En ne pensant qu’au lendemain, jour de linge, je regardais par la baie vitrée de ma chambre un arbre s’étioler encore un peu plus dans la poussière de l’après-midi, sans imaginer qu’un spécialiste me proposerait un jour de « faire une fenêtre », ce qui signifie dans le jargon de la psychiatrie alors à la mode, je le savais mais j’ai fait l’innocent, interrompre un traitement rien que pour voir. Ou rien que pour sauter par la fenêtre, me suis-je demandé ? J’ai donc refusé, réalisant aussitôt que mon psychiatre n’entendait rien à ce que je lui racontais, qu’en retour je faisais l’imbécile, quoique nous parlions tous les deux en français, quoique dans cet affrontement qui ressemblait fort à un dialogue de sourd, nos deux paroles se soient nourries réciproquement. Il n’a pas insisté, mais le poids de sa « fenêtre » à pesé sur moi pendant un certain temps, ne pouvant plus regarder par une fenêtre sans craindre de mourir fou.
      Est-ce que je dois à ce malentendu, à ce léger traumatisme si j’ose dire, d’avoir commencé Dans l’Île par un regard à travers une fenêtre ? et dans la phrase qui l’évoque d’avoir fait l’économie du verbe ? Toujours est-il qu’en écrivant ce texte sur la mélancolie, en descendant à nouveau dans ses gouffres, j’étais obsédé par les substantifs, alors que je me serais volontiers passé des verbes, un fantasme où il faut voir une tendance mortifère à ne rien faire, une envie de néant, un désir de langue morte. En tout cas je permutais alors les mots de mes phrases, cherchant la bonne combinaison, l’ordre parfait, comme je jonglais autrefois avec les sujets-verbes-compléments d’un texte latin. À cet époque, il arrivait aussi que mon angoisse de ne pas trouver le verbe, ou d’avoir confondu un verbe et un substantif, se nouât de je ne sais quelle autre angoisse d’adolescent, et je m’imaginais alors avec plaisir et terreur écrire un jour un texte sans verbes, sans substantifs, sans adverbes non plus, sans angoisse, sans rien, où tout le monde y perdrai pour toujours son latin.
      A présent que Dans l’Île est achevée depuis quelques années déjà, qu’il s’agit de l’accompagner de dessins, que j’ai remonté la pente en écrivant, en lisant, en habitant une maison à ma taille, en peignant dans un petit atelier qui m’appartient, que je ne serai bientôt plus fou mais retraité, comme mes revenus en témoigneront, maintenant que je verbalise un peu trop à mon goût, que je n’hésite plus à poursuivre une phrase sans avoir peur d’aller où elle m’emmène, on pourra dire que je suis guéri en quelque sorte, mais de quoi ? De l’hôpital il semble bien, d’errer dans le couloir, et d’attendre que la porte de la lingerie s’ouvre enfin, que mon tour arrive, que je puisse demander poliment, excessivement, outrageusement, ostensiblement, mon linge propre de la semaine à l’infirmière qui s’occupait de ça, n’ayant que ça pour lui faire admettre qu’il me déplaisait souverainement qu’on me prît pour un gamin, ou pour un fou, furieux qu’on m’humiliât une fois de plus. Brave, elle devait l’être, car je faisais durer ce moment le plus longtemps possible, m’arrangeant toujours pour réclamer chaque nouvelle pièce bien après qu’elle m’en eu déjà remis une. Donnez-moi s’il vous plait madame un pantalon de pyjama, ce qu’elle faisait en me souriant, et madame une veste de pyjama, et un slip, et un maillot de corps, et deux taies d’oreiller, et madame un drap, et un autre drap, et un mouchoir, et s’il vous plait madame encore un autre mouchoir de plus si vous le voulez bien, accumulant les « et », faisant des manières jusqu’à ce qu’elle en ait visiblement marre, une manière, que je croyais civile, de faire marcher une blouse blanche entre des murs où il fallait marcher droit, une façon d’équilibrer un chouïa les pouvoirs.
      Ainsi dans mon premier texte sur l’hôpital j’ai mis en avant les « et » ( en latin on peut ajouter « que » au mot suivant ) sur le mode de l’incantation, de la profération, exactement comme les pièces de linge s’empilaient sur mes bras. Dans l’Île au contraire j’ai voulu les atténuer, ayant même envisagé de les gommer tout à fait. C’est qu’entre temps j’avais lu une sorte de manuel du beau style qui conseillait d’utiliser cette conjonction de coordination avec parcimonie. Bien écrire n’était pourtant pas mon seul souci. L’extrême dénuement de ma vie sur l’île, la déliaison où j’avais fini par sombrer, que je voulais restituer par l’écriture vingt cinq ans plus tard, m’incitait naturellement à remplacer les « et » par une invraisemblable quantité de virgules, ce qui donne à ce texte un caractère chaotique, haché, difficile à suivre certainement. J’aurais pu mettre une virgule entre chaque mot, sans nuire à sa lecture, je ne m’en serais pas privé, ce récit aurait alors eu paradoxalement l’allure de ce que je croyais savoir des parchemins latins, où les mots ne sont pas séparés paraît-il, un machin totalement illisible. En essayant de me guérir d’un excès de « et », je crois bien y avoir mis tant de zèle que je suis redevenu fou, car il me plaît d’expliquer ainsi le délire que j’ai connu de nouveau.
      Au plus profond de la confusion et de la mélancolie, gagné par un délire morbide, je n’ai plus eu d’autres solutions pour survivre que de commencer à écrire un autre texte, où je m’imagine parler par la bouche d’un philosophe célèbre qui s’est suicidé il y a quelques dix ans. En me disant intérieurement, tant qu’à rencontrer dans la rue ou dans le métro des morts célèbres, tant qu’à risquer de me prendre pour un autre, prenons plutôt les devants, prenons nous pour un mort qui fut quelqu’un de bien, j’ai mieux résisté à mes démons qu’en racontant ma vie de squatter saisi par la mélancolie. Pour un long moment dans la peau de ce philosophe au style étourdissant, j’ai retrouvé un peu de confiance en ma capacité à construire des phrases qui vont je ne sais où. Autrefois j’éprouvais un sentiment analogue en traduisant certains auteurs latins, quand je m’interrogeais sur une phrase compliquée, difficile à traduire, mais où va-t-il celui-là ?
      C’est également la question que je me posais à propos de Marcel M. un type qui avait une chambre pas loin de la mienne, dans cette grande usine à fous où je me suis attardé plusieurs années, alors que beaucoup d’autres se demandait surtout ce qu’il fichait là ? Il écrivait visiblement, quoique se prétendant ingénieur, mathématicien, travaillant sur une machine étrange, moderne, lumineuse, portative, un micro-ordinateur crânait-il, répétant à l’envi qu’il n’arrivait pas à trouver la solution de son problème. Il n’est pas resté plus de quelques semaines. Après nous avoir offert le champagne il a disparu de mon champ d’existence pour réapparaître un jour à la radio, parlant d’un bouquin de lui qui venait de sortir, et j’ai l’impression que tout ce que je viens d’écrire, il en parlait déjà à peu de choses près dans les mêmes termes. Ah le salaud, le jean-foutre, il serait venu jusqu’en enfer me voler deux trois mots, deux trois idées. Blague à part, nous avons eu une conversation sérieuse, mais j’ai oublié ce qui s’est dit.