Portraits d’amis
Désormais, retrouvant chaque mois mes amis à Paris, je scrute leurs visages avec une attention exclusive et flottante, les yeux grands ouverts mais l’esprit rêveur – ça marche bien ensemble –, distrait par une bouche qui grandit, un reflet qui vient je ne sais d’où, un pli qui s’accentue, un œil qui s’anime, une paupière qui frémit, absorbé par ce spectacle au point que je m’échappe pendant un long moment de la conversation, croisant, creusant une apparence pour remonter à la surface riche d’un paysage que je raconte plus tard avec un pinceau. Pouvoir m’égarer dans ces visages, sans qu’ils en prennent ombrage, sans qu’ils se ferment ou se froissent, voilà la preuve d’une amitié vraie, partagée.
De retour en Normandie, dans le secret de mon atelier, réactivant le souvenir de leurs expressions et de mon émotion avec quelques photos, agité et agi par des idées qui reviennent comme des ritournelles, un visage est un paysage, l’horizon vers lequel je dois tendre c’est le réel, peindre toujours plus clair, brouiller la ressemblance pour l’obtenir à la fin, ne pas fixer le blanc de l’œil, et d’autres que j’improvise dans le feu de l’action, je revis en couleur, en pigments jetés au hasard sur la toile, ces longues séances d’observation, porté par un élan aussi soudain que bref, aussi violent qu’un coup de foudre, car je ne peins jamais un portrait qui ne soit pas aussi une histoire d’amour.
Et puis, loin de mes modèles, loin d’Odile, loin de Paris, ces moments de passion pour la peinture, pour mes amis, parce qu’ils empruntent à la nostalgie, comblent mon goût de la solitude.
Extrait de En revenant à la raison, 2009