Francis Bérezné par Loretta Lou

Antirouille n° 13 (novembre 2014)

Tu nous avais invités à dîner un soir dans ta petite maison blanche d’Annoville toute de plâtre et d’objets étranges, une soupe simple et bonne, et tu avais acheté des cacahuètes à l’épicerie aussi pour commencer. Finalement, tu les avais toutes mangées avant notre arrivée, et tu riais de toi, de ton aveu et de ta gourmandise désinvolte.

Francis, tu étais arrivé comme ça, par hasard devant la porte de la maison, tu cherchais une amie dans le hameau du bourg, tu étais un voisin que nous ne connaissions pas encore. Ce n’était pas ici mais tu ne t’es pas fait prier pour entrer prendre le café. Depuis ça, tu avais pris cette habitude de venir chaque jour ou presque, même trop souvent. Tu nous as tout de suite raconté à qui nous avions affaire, avec ta manière bien à toi, espiègle et généreuse, combien tu avais été fou, un très grand fou, pendant si longtemps.

Tu m’as montré ta peinture, tes sculptures, ton cinéma, tes écritures, tes projets… dans ton garage atelier dont tu étais si fier d’avoir récemment isolé les murs, si grossièrement, que j’en souriais discrètement. Tu as tenté de m’expliquer l’art brut, sa récupération, mais Aloïse, Wôlfli, Chaissac et bien d’autres … et tu m’as proposé de me peindre pour récompenser ma patience de cancre.

Quand on a commencé les travaux à la maison et que notre plafond s’est transformé en un quadrillage hasardeux de bandes placoplâtre qui attendait son blanc, tu m’as demandé pourquoi continuer, que c’était bien comme ça, parce qu’avec tout ce blanc enfin, nous n’aurions alors plus rien à regarder … J’y repense souvent à présent quand l’envie me prend de ranger mes fatras …

Tu parlais beaucoup de toi, tu t’endormais souvent devant les conversations des autres mais tu t’émerveillais de peu. Tu ne frappais jamais avant d’entrer, tu réveillais nos grasses matinées de sonneries d’appels sans importance et combien de fois mon cœur a sursauté de tes visites impudiques pour laisser place finalement au bonheur de retrouver ta belle humeur facétieuse. Tu avais tant à dire et à partager et je n’avais pas vu à quel point tu avais passé de solitude à comprendre…

J’étais enceinte quand on t’a retrouvé pendu et c’est la colère qui m’a mordue la première.

Et j’ai repensé, va savoir pourquoi, à toutes ces pommes que tu venais me voler au petit matin, quand mes envies n’étaient pas encore levées et que dans ma cuisine, je découvrais avec frayeur ton larcin sans scrupules dont je n’ai jamais osé m’indigner devant toi. Seulement quatre ans après j’ai lu tes livres, et je me suis aperçu à quel point ta lucidité dépassait mes soupçons et que tu décrivais mieux encore avec tes mots, mes sentiments dont j’aurais voulu t’accuser.

Francis, je ne t’en veux plus et je ne veux pas m’en vouloir de ne pas avoir vu que les ombres de ton passé chatouillaient ton esprit à nouveau trop encore. Mais tes filouteries me manquent et j’aurais voulu tellement que tu me parles encore de toi, de ton travail que je découvre encore tant il est vaste, et que tu puisses jeter, pourquoi pas, un œil amusé sur nos mots à tâtons posés ici et là sur ces quelques pages de liberté.

par Loretta Lou

Francis Bérezné par Pascal Crété

Institutions  n° 47 – revue de psychothérapie institutionnelle

Au milieu du fleuve existe un territoire que la géographie et l’Histoire ignorent, où nous vivons, isolés, insoumis, marginaux, atteints de jolie douce, nous agitant de mouvements incompréhensibles sous les yeux des gens du Continent. Une foule invisible, massée le long des berges, nous observe avec curiosité. Les avortons mal finis, presque humains que nous sommes, s’y déchirent âprement entre deux trêves, divergent infiniment de points de vue et de manières de vivre.
Francis Bérezné, quatrième de couverture de J’entre enfin
 
  Francis Bérezné (1946-2010) nous a quittés dernièrement, sans dire mot. Nous avions tait connaissance lors d’une journée de formation organisée par UTOPSY à l’adresse des internes en psychiatrie pour leur parler d’une « autre psychiatrie » ; une amitié nous liait depuis cette rencontre. Lors de cette journée, Marie-Odile Supligeau et moi-même avions été marqués par la fulgurance de la parole de Francis qui avait témoigné face à ces psychiatres en herbe, sans complaisance ni détour, de son lien à la Psychothérapie Institutionnelle en tant que « consommateur » comme il disait ; le titre de son intervention, « D’une institution l’autre » situait bien cette question des limites, être malade, fou, ne plus l’être, le dedans et le dehors, qui soigne qui ?…
  Pour avoir séjourné à plusieurs reprises à La Borde, il connaissait de l’intérieur ce que le mot Psychothérapie Institutionnelle veut dire, l’extrême complexité d’une organisation collective, la question toujours présente du lien à l’autre, du prendre soin ensemble. F.n d’autres temps, il avait connu « l’enfermement » dans des services de psychiatrie, il en avait témoigné dans son livre La mémoire saisie d’un tu.
  Francis avait choisi de vivre à Annoville, près de Coutances dans la Manche, œuvrant à la restauration de sa maison et à la création de son atelier de peintre. Nous nous croisions souvent à Paris, au séminaire de Jean Oury, parfois à Caen lors de rencontres culturelles. Je me souviens de son plaisir de participer au Salon du Livre où il présentait  
ses ouvrages, aussi quelques reproductions de dessins et peintures. Homme d’art, Francis était habité par la peinture.