Lettre sur Andy Warhol
Cher Monsieur René Schérer,
La lecture et la relecture de votre texte sur Andy Warhol, « empreintes et diffraction », la visite de l’exposition au grand palais, et une conversation avec un ami m’ont donné à penser ceci, rudimentaire, carré, qui vient d’un peintre qui en sait plus sur les moyens plastiques mis en œuvre que sur la philosophie, même si votre texte m’a beaucoup plu et beaucoup intéressé, et n’a pas fini de m’interroger comme on dit. Ceci donc, que je me permets de vous envoyer :
Il faut voir le film où Andy Warhol étale de la couleur sur une toile au sol, pour comprendre à quel point son geste, « élan et retenue », est bien celui d’un grand peintre, et non celui d’un excellent graphiste, même si ses portraits empruntent au domaine graphique les surfaces de couleur unie, l’absence de modelé, la trame sérigraphique des traits du visage, le très léger décalage du noir et de la couleur. J’aime à penser qu’il s’agirait d’une métaphore, le transfert du genre graphique dans le domaine du portrait peint, comme Arcimboldo, éminemment baroque, transfère la nature morte dans le portrait.
Qu’est-ce qui séduit autant les gens de cour, plus encore que les gens de pouvoir dans ce genre de métaphore. Serait-ce seulement le coté typique, mais avec une valeur quasi universel : les gens d’Hollywood, les créateurs de mode, les dix juifs importants. le coté tout en surface, futile mais naturellement profond, le coté toujours pareil, mais la conviction (aujourd’hui) de ne pas regarder le portrait de n’importe qui. « L’authentique Marilyn sous le stéréotype ».
Mais ce qui me paraît ouvrir à d’autres considérations, en tout cas concerner directement la représentation du visage, c’est le caractère à la fois combinatoire et délié de ces portraits. Je dis combinatoire faute de mieux.Combinatoire d’un rouge, d’un bleu, d’un vert, d’un jaune, qu’on organise, qu’on distribue différemment dans chaque portrait, mais par le même processus de fabrication, la trame d’encre noire ( la photo, l’objectif, les traits, la distance) sérigraphiée sur les couleurs ( les chairs, les fonds, le tactile, le proche), ( ou la couleur posée sur la sérigraphie, je n’ai pas bien compris comment il procède exactement) ces deux registres, gestes du peintre et reproduction mécanique, liés et déliés. (mais, pour faire exception à la règle, couleur et trame sont confondus ou abolis dans certains autoportraits, et dans certains portraits de Basquiat auxquel il réserve le même traitement : rien que le noir du visage sur un fond uniment coloré). La combinatoire et la déliaison faisant que chaque élément du visage possède à la fois une grande autonomie et une grande dépendance à l’égard des autres éléments du visage. D’où la redoutable efficacité des portraits de Warhol, un peu terrifiante, inhumaine ou trop humaine, les visages reconstitués et aussitôt déconstruits, ce mouvement sans cesse donné dans l’instant même de les voir.
Je pense aussi à Töpffer, à son « Essai de physiognomie », à sa théorie d’une combinatoire des traits du visage, et à ce qu’il dit de l’expression et de la ressemblance, d’autant plus fortes qu’elle sont à peine suggérées, à peine marquées, parce que chaque trait a été mis en relation étroite avec d’autres traits. Et cette aptitude, cette incroyable faculté d’un trait sans pertinence, impersonnel, à devenir remarquable, pertinent, parce que simplement et subitement pris dans une structure ou dans une série cohérente (mais par quel mécanisme autre que ce caractère structural, sériel, peut-être celui d’un lieu toujours vide, toujours vacant, pourquoi pas celui d’un visage originel, où l’on n’aurait jamais cru se trouver), serait le moyen plastique mis en œuvre par Warhol pour nous montrer ce que le visage a de singulier, de toujours autre, toujours changeant, en l’exhibant cependant (en le surlignant) comme (un) simple individu, presque reproductible, sans plus d’identité que mondaine. Lui donnant aussi une dimension sacrée, d’icône, par l’absence du modelé et l’enchassement dans un fond uni, plat, comme d’or ou d’argent.
Quant au caractère profane de Warhol, boite de soupe ou coca-cola, société de consommation, ou sa critique, ça ne me fait pas plus chaud ni froid que les ready-made de Duchamp, dont je ne pense rien, et ne veux plus rien penser d’autre qu’y voir un retour massif du sacré, ( beaucoup plus que ça n’est, le presque rien comme expression ultime de l’art ) mais un retour au pire du sacré, le religieux, et le pire, celui des reliques, comme aux temps où le premier truc venu était un vrai morceau de la croix, le corps du saint en personne ( on en trouvait autant que d’urinoir et que de pelle à neige… ), du seul fait qu’il était considéré comme tel, suffisamment cher, et en bonne place dans l’église, pourquoi pas le visage de Duchamp, imprimé sur la vraie-ment-autre-icône au moment de sa mort et de sa résurrection, caché, exhibé certains jours, conservé et reproduit à l’infini dans les cathédrales d’aujourd’hui, les musées, où l’on va comme autrefois on allait en famille à la messe du dimanche. J’ai certainement tort, et ma colère est déplacée, mais je m’en fous, j’ai aujourd’hui la nette impression que les sommes esthétiques post-modernes exigent de moi comme un acte de foi, ou du moins s’interrogent surtout sur la nature d’un acte de foi sans dieu…
Non, je n’ai pas eu le même vertige devant le visage du christ, répliqué comme à l’infini…Pas plus que devant ses guillotines, ses accidents. Pour être méchant, je dirais que le vertige que j’éprouve alors relève d’un tournis dont on se souvient longtemps.
Je reviens plutôt à ce « plus » auquel vous aviez substitué un « moins », par quoi vous commencez votre texte, où je vois chez Warhol une économie de moyens devenant un surcroit d’efficacité, un procédé répétitif produisant un excès de présence et de singularité, par quelles vertus ? En tout cas on est effectivement saisi devant les portraits de Warhol, pour autant qu’on ne les rejette pas à priori, par je ne sais quoi qui résiste très fort aux mots, qui leur est irréductible, bien sûr, comme toute peinture, mais aussi qui les bouleverse. La fulgurance de ce genre de métaphore visuelle, dont l’effet serait comme d’inverser les signes et les catégories, nécessairement, et sans rien laisser au hasard. L’expression d’une nécessité extérieure, que le peintre s’imposerait comme un exercice spirituel, mais pour gagner quel salut ? (« le vide et le stupide d’hollywood sur lesquels j’ai voulu modeler toute ma vie… » peut-on lire sur un mur du grand palais), entendue aussi comme toute de surface, et arbitraire.
Vous écrivez que les portraits de Warhol sont un agencement entre « mur blanc et trou noir »,(je n’ai pas assez de savoir philosophique pour bien saisir ce que veut dire « subjectivité sans fond ») selon l’expression de Gilles Deleuze, mais il me semble que Deleuze y oppose « le visage comme paysage », ceux de Francis Bacon en particulier, d’une manière générale ceux des expressionnistes. Bacon qui organise la désorganisation du visage, qui refuse toute combinatoire, toute programmation sinon celle de l’intervention du hasard. Sans ignorer la métaphore, mais différemment : Bacon refléchissant sur la peau d’un rhinocéros pour mieux peindre la peau humaine. On aurait affaire à deux types de métaphores. L’une à l’intérieur même des arts visuels, entre genres différents (entre Warhol photographe-graphiste-peintre). Endogène, si l’on peut dire. D’où les limites mais le vertige, comme de mise en abîme, qu’elle provoque, d’où le caractère autoréférentiel et sacré de l’icône, d’où la complaisance envers l’image pour résister à l’image, d’où l’asepsie pour plus de sensualité.
L’autre type de métaphore serait celle de Francis Bacon revisitant à sa manière la peinture d’autres peintres, utilisant les photographies de Muybridge, référant au récit avec ses triptyques ( même s’il s’en défend ), plutôt qu’à la répétition, transférant un domaine de la réalité dans un autre domaine de la réalite, le visage comme paysage, le corps humain comme viande. Métaphore exogène. D’où sa violence sans doute, d’où l’hystérie d’une peinture « touchant directement les nerfs », comme l’écrit Deleuze, et visant le réel. D’où son peu d’ambiguité, son peu d’efficacité mais son immédiateté et sa complexité. (D’où les moyens non ressemblants, quasiment abstraits, pour atteindre la ressemblance, là où Warhol utilise le signe stéréotypé). D’où encore, et pour longtemps sans doute, je le crois, l’expression d’une nécessité intérieure. C’est à dire le refus d’une « démarche », comme ils disent, immuable, systématique, bientôt quantifiable, brevetée, et pourquoi pas cotée en bourse, de celle qui se vend à coup sûr, que les institutions et les marchands d’homme nous réclament à corps et à cris aujourd’hui, et à grands coups de dossiers. Il faudra, hélas, peut-être que j’en passe par là, par les dossiers et une lisibilité, par une visibilité en tout cas, j’ai même déjà commencé et je m’y emploie activement, je l’avoue, car j’en ai un peu marre de résister toujours, de la solitude du peintre qui se prend à tort pour Van Gogh, ou pour Bacon, ou pour un génie, et qui se désespère de ne pas l’être, j’en ai marre de perdre pour que la peinture gagne, de mon humeur vagabonde…
Enfin le format des portraits de Warhol. Pour la première fois, le format de l’écran (cinéma et télévision) dans la peinture, par les moyens de la reproduction sérigraphique. On se trouve toujours dans le cas d’une métaphore endogène, (Warhol cinéaste-peintre, peintre-cinéaste), alors que Bacon transfère (est-ce au même moment ?) le photogramme du cri d’une femme (le cuirassé Potemkine), dans la figure du pape de Velasquez, selon sa propre manière, dans un format traditionnel de peinture. Exogène. Bacon qui trouvait le pop art « pauvre et sans intérêt », et qui visait évidemment Warhol ; mais les peintres entre eux…
Car je suis peintre, et la métaphore ( notion dont je devine bien toutes les limites, mais en quoi exactement ? et par quoi, et par où en sortir ?) agit souvent ma peinture. Il est prévu que j’exposerai en octobre de cette année ou en janvier prochain au 125. J’exposerai des portraits d’amis et d’amies, où je pense et peins en effet le visage comme un paysage. En attendant je me réjouis de publier dans Chimères, pour le numéro 70, un petit récit sur La Borde, en compagnie de votre texte, pour lequel je me suis proposé auprès de la liste d’en vérifier la frappe, sinon l’ortographe.
Voilà, amicalement, respectueusement,
Francis Bérezné.