Colloque de la criée

 (2008)

Finalement je suis content que Patrick Chemla m’ait invité à venir vous parler dans un atelier de la Criée, d’autant plus que des psychiatres qui m’ont soigné autrefois, quand j’allais très mal, interviennent dans ce colloque.

En octobre de l’année dernière j’ai parlé de mon travail de peintre pour accompagner une exposition de peintures qui a eu lieu au GEM, qui montrait des travaux d’art brut et d’art contemporain. J’ai raconté comment le mimétisme et la métaphore avait conduit ma réflexion, agit ces travaux, et accompagné un retour à la raison. J’ai aussi dit comment un nombrilisme excessif m’avait permis de retrouver le chemin d’un narcissisme comme il faut.Je vous parlerai aujourd’hui de mon travail d’écrivain, et comment j’ai écris pour cesser d’être fou, comment je continue d’écrire pour continuer de ne plus être fou, ni même être tenté de le devenir. Les quatre textes qui ont déjà été publiés à la chambre d’échos, racontent différents moments d’une longue tranche de vie tourmentée par la folie, et couvrent à peu près douze années d’écriture, le temps de m’assagir, de me guérir de l’hôpital, de me sortir d’affaire, et même écrits en dehors des institutions psychiatriques ils répondent d’abord à cette urgence, à cette nécessité. C’est dire combien leur succession relève du bricolage plutôt que d’un projet littéraire rigoureusement concerté. Mais parler d’écriture m’est plus difficile que parler de peinture, car j’ai surtout refléchi aux images et au regard, et ça depuis très longtemps, beaucoup moins à la nature des mots et du langage. Je vais pourtant essayer d’articuler ce double mouvement qui s’emboîte très étroitement, une vie tourmentée par la folie, et comment en l’écrivant j’ai travaillé à cesser d’être tourmenté.Le plus simple est de suivre la succession de l’écriture et des publications, qui ont pour moi le grand mérite d’exister, ça compte pour beaucoup dans le mieux être que je connais. En 94, Sept ans après la fin d’un long internement à Perray Vaucluse, je suis un peu raccommodé avec la liberté, j’ai enfin un endroit où vivre et peindre qui n’est pas un lieu psychiatrisé, et j’ai pour la première fois un projet littéraire en tête, écrire un court récit, à la deuxième personne, pour lutter contre la terreur d’être à nouveau piégé dans les lieux de la folie, une angoisse qui m’habite alors à tout instant de la journée, qui me tire des cris presque chaque nuit encore pendant de longues années, même quand plus tard je vis avec une amie. Pour écrire ce récit je choisis d’utiliser le tu, plutôt que le je, d’ailleurs le livre s’appelle « la mémoire saisie d’un tu », car je vois dans ce tu la prise de distance nécessaire au travail de la mémoire, et aussi l’emblême de ce travail mémoriel, qui consiste à se dédoubler en quelque sorte, mettre devant celui qu’on est aujourd’hui, celui qu’on était autrefois. Le petit monologue qui suit, que j’écris dans la foulée, Je m’appelle Claudius, correspond à un séjour d’un mois dans ce même hôpital, le pavillon d’à coté, à la suite d’un événement plus que lamentable, quelques années plus tard, en 1991, très impressionnant, heureusement sans trop de conséquences. Quoique celui qui s’appelle Claudius semble très fou encore et fort délirant, ce n’est déjà plus le même enfer pour moi, je sais les moyens d’en sortir, sinon de m’en sortir. Sur le plan de l’écriture je me sers ce ce que j’ai patiemment appris à l’université, où je suis revenu faire des études de lettres modernes sur le tard, et j’adopte un principe qui me semble coincider avec mon propos : inspiré par les techniques de mémorisation de l’antiquité, je parcours en pensée le pavillon où j’étais enfermé le plus souvent à double tour, depuis ma chambre jusqu’à la porte de sortie, en décrivant les gens et les scènes plus ou moins violentes que j’y ai vues et subies. Evidemment l’hôpital n’est pas ici considéré exclusivement dans ses conditions objectives, même si je veux aussi en témoigner, car je ne fais pas de la sociologie, ou de la psychiatrie, mais je veux être au plus près de ma douleur et de ma nuit intérieure. J’attends de ce travail de ne plus être obsédé par l’enfer ordinaire de l’hôpital, catharsis qui a lieu pour l’essentiel, d’autant plus que des amis qui viennent d’ouvrir une maison d’édition me propose bientôt de publier ce texte que je leur avais confié sans jamais penser que ça pourrait les intéresser. Il est publié en 99, et partir de là, avec la confiance de mes éditeurs, je me décide à continuer d’écrire ma vie de fou, pour cesser précisément d’être fou.En 2000, je participe bénévolement à un atelier de peinture dans une institution pour autiste, avec qui je peins et que j’essaie de faire peindre, une expérience qui me réveille, qui m’amène à écrire le Dit du Brut. Pour voir plus clair dans mon intérêt pour l’art brut, pour résister aux effets tyranniques de la pensée de Jean Dubuffet, qui pense parfois comme un sabot, pour sortir aussi de cette manière brute de peindre dont je me demande si elle n’entretient pas ma souffrance, et qui ne correspond déjà plus tout à fait à mon humeur, je revisite par l’écriture, en alternant récit et réflexion théorique, une création nomade qui commence à s’exprimer dans le contexte de la clinique de La Borde, où j’arrive en janvier 1972, après avoir été arrêté par la police sur la voie publique. Les dessins que je réalise à La Borde occupent une partie importante de mon récit, qui mêle allègrement époque, lieux et gens, qui s’ouvre sur mes vingt ans de jeune peintre à Lausanne, puis aussitôt plante son décor à l’atelier thérapeutique de la rue d’Hauteville, à Paris, où je passe la moitié de mes journées de 1987 à 1993, l’autre moitié à l’université, un lieu de soins où je réapprends à peindre, à me tenir à un travail. Dans ce petit pamphlet, que j’ai voulu au service d’une autre manière d’envisager et de montrer l’art brut, j’essaie confusément de dire ce qu’il en est de la peinture, du dessin, d’une manière générale des arts de se taire dans un endroit comme la rue d’Hauteville, dont l’ambiance est encore très présente dans mon esprit, un lieu où l’on se tait plus qu’autre chose, et à La Borde où la parole est attendue, son avènement privilégié, mais où, à l’époque où j’écris Le dit du brut, je ne suis pas allé depuis presque trente ans, et qui occupe pourtant encore beaucoup ma pensée. En terminant sur les travaux réalisés dans un entrepôt à Villejuif que me loue un ami quand je quitte l’atelier thérapeutique, un vieux bâtiment que je partage avec lui et un autre peintre jusqu’en 1999, je veux me convaincre que ces années de galère n’ont pas été du temps perdu.Très content d’avancer dans mon travail, avec le sentiment que ce travail d’éciture ne peut que m’être bénéfique, il arrive un moment où je me demande comment tout ça commence. Après le dit du brut, en 2001, En allant voir du coté de Charcot et des monographies d’hystériques de la Salpêtrière, consignées dans trois volumes illustrés de photographies magnifiques, textes et images par lesquels il m’apparaît qu’on considère à l’époque ces folles comme des plantes à classer, je me souviens d’avoir fait moi aussi, un jour lointain de mai 197I, à Genève, chez une amie, une crise d’hystérie, par quoi les ennuis psychiatriques ont sérieusement commencé. C’est donc le climat d’esseulement, de répétition, de monomanie et le mouvement de déraison qui conduit à cette crise que j’essaie de mettre en forme dans Singe mon herbier, avec comme attente pas tant de comprendre ou d’expliquer que de me raconter et de raconter cet herbier pour conjurer la menace de la folie, une menace qui ne s’est vraiment levé que depuis peu de temps. Par souci d’efficacité, et avec un brin de pensée magique, je réinvente un peu ma vie. Pour donner une idée, en réalité j’entreprends ma première analyse à la suite de ma crise d’hystérie, et à cause d’elle, pas avant comme je préfère l’écrire, histoire de poser comme limite à un éventuel nouveau délire : il vaut mieux continuer de solliciter les bons soins de ma psychiatre, fut-elle aussi psychanalyste, plutôt que de m’allonger une fois de plus sur un divan. Singe mon herbier évoque aussi les années soixante huit, pour moi un moment déréalisant, et le retour de bâton des années 70 qui suivent ne contribuera pas à me mettre plus en prise avec le réel, ou disons encore plus platement, avec la réalité.Comme mes éditeurs trouvent Singe mon herbier un peu trop court pour être publié seul, ils me demandent de l’accompagner avec un autre texte. J’écris alors la vie vagabonde. Encore une fois il s’agit d’un récit vécu, mais je ne peux probablement supporter ce qu’il raconte qu’en employant la troisième personne qui met toute la distance qu’il faut pour ne plus jamais me retrouver à la rue, ou chez les clochards, comme je me retrouve hélas en cette terrible année de 1981, et comme je ne cesse depuis ce moment de le craindre jusqu’à ce que j’ai enfin un véritable chez moi, ça arrive enfin vingt ans plus tard, une année entière à vivre, si l’on peut appeler ça vivre, prisonnier d’une peur permanente, insidieuse, pénétrante, qui entretient ce qui reste d’instinct de survie, qui éteint tout possible et résigne en même temps qu’elle oblige à une vigilance de tous les instants, une peur fécale où s’enterre l’avenir. C’est la mairie de Joinville le pont qui m’envoie dans cet endroit épouvantable quand je suis tenu de vider les lieux, mon squatt de l’île Fanac. A peine arrivé, ne sachant plus où je suis, qui je suis, avec qui je suis, dans le hall du Centre Nicolas Flamel, un hébergement de nuit pour quelque deux cent cinquante clochards situé rue du Château des Rentiers, Paris 13° arrondissement, en compagnie de quelques dizaines de clochards assis comme moi sur des bancs, je vois soudain la tête de notre nouveau président de la République apparaître sur l’écran de la télévision, et je m’en fous royalement. Ce texte s’impose à moi en 2001, juste après Le dit du brut, comme une longue respiration, une nécessaire inspiration, et trouve son origine dans le fait que j’aperçois régulièrement sur le quai du métro, station Mairie d’Ivry, un de mes compagnons d’alors, encore que le mot ne convienne pas vraiment, un type sec, maigre, droit comme un i, incroyablement seul et silencieux, ce type dont je dis qu’il met son nez dans la purée de pois cassés pour essayer de m’en dégoûter, mais en vain, et qui, de toute évidence, dort encore dans cet endroit vingt ans plus tard. Sur le plan de l’écriture je suis préoccupé par une question théorique de temporalité, comment traduire à la fois la temporalité, et la simultanéité de certains événements, problème que je me suis donné, que j’essaie de résoudre par un emploi tout à fait improvisé des participes présents.La vie vagabonde, titre sous lequel paraît les deux textes dont je viens de parler, tombe dans un silence total. Sans me prendre pour un grand écrivain, sans être avide de succès, disons que ça me laisse un peu l’esprit vacant, et comme du coté de la peinture je suis en train de perdre mon atelier d’ivry sur seine, les choses recommencent à aller mal. Ce désoeuvrement littéraire et cette perte de mon atelier, font que je connais à nouveau une période diffficile, d’autant que pour remédier à mon désoeuvrement je reviens par l’écriture vers les années qui ont suivi mon départ précipité de La Borde, fin 74 ou début 75, quand je me réfugie, après avoir erré un an chez les uns et les autres, sur l’île Fanac à Joinville le pont. Ce récit plein de mélancolie, qui raconte cinq années de mélancolie, accompagne aussi un retour de la mélancolie, je dis mélancolie faute de mieux, n’étant pas psychiatre, ayant tendance à considérer que je ne suis pas ceci ou cela, mais un peu fou de toutes les folies à la fois, mélancolie, hystérie, schizophrénie, obsession, paranoïa, et même celles dont j’ignore le nom ou qui n’existent pas. Le titre, J’entre enfin, peut surprendre, mais je le choisis parmi d’autres propositions surtout parce que j’ai enfin un vrai chez moi où habiter quand ce récit est publié. J’y raconte comment, sur l’île Fanac, à quelques kilomètres de Paris, l’écriture quotidienne de mes rêves contribue à aggraver mon isolement et une situation matérielle et morale déjà bien dégradée. Dans Au bout du monde, un film de Wim Wenders, une petite communauté de scientifiques passe son temps à regarder sur de petits écrans portatifs les rêves de leur nuits précédentes, parce qu’un des leurs a découvert le moyen d’enregistrer les rêves à partir du cerveau et de les rendre visible, mais comme le décodage et la vision d’un rêve ne fonctionne que pour celui qui l’a rêvé, chacun s’isole dans une manie solitaire et morbide. C’est un peu ce qui m’arrive pendant cinq ans. J’achève d’écrire ce texte en 2003, et j’en donne une lecture à mes proches, à mes amis. Si j’ai tout de suite pensé ce texte avec des illustrations, elles ne viendront qu’en 2006, trois ans plus tard, au moment de sa publication.Très peu de temps après, je recommence à perdre la tête, pas aussi gravement qu’autrefois, mais enfin je délire, je m’angoisse, et les choses vont si mal que je vais m’installer en Normandie, parce que mon amie, malgré sa crainte de me laisser seul avec mes démons, pense que je serai quand même mieux à la campagne. Et en effet, mes idées se remettent peu à peu en place, parce que je suis chez moi, parce que je peins, et parce que j’écris quotidiennement. Aucun des textes que j’ai écris en Normandie n’ont encore été publiés, pourtant je vais me permettre de vous en parler car, très différents les uns des autres, ils témoignent d’une écriture presque exclusivement dirigée contre mon délire et mon angoisse au moment où ils se montrent de nouveau actifs, ou menaçants, disons entre 2003 et 2005. Ils ne sont pas exemplaires d’une méthode thérapeutique, ils donnent seulement à lire comment j’essaye de résister de façon décisive à la fascination de la folie, au moment où j’en ai les moyens, ceux qu’on me donne, et ceux que j’ai acquis.  Donc, En hiver 2003, je m’installe en Normandie, au plus profond de la mélancolie, mais d’être chez moi contribue grandement à m’apaiser, sans plus d’intervention psychiatrique qu’un bon neuroleptique au coucher, un régime de croisière qui a fait ses preuves, et une consultation par mois chez ma psychiatre qui me suit alors depuis bientôt quinze ans. D’écrire tous les jours épuise mes idées folles, en particulier des fragments décousus où j’énumère les petits et les grands plaisirs avec lesquels et par lesquels je reconquiers peu à peu la liberté d’esprit, retrouve une forme d’élan vital, que j’appellerai faute de mieux, joie tragique, et le goût de vivre. J’attends de ce travail qu’il consolide durablement, mais je ne jure de rien, le mieux être que je connais dès mon arrivé en Normandie. En de très courts chapitres je lutte contre l’ivresse qui me saoule dès le réveil, nourrie tout le jour par la délicieuse sensation qu’on ne me jettera plus à la rue, par la réalisation de mes travaux quotidiens, peinture et écriture, par les plaisirs de la campagne, et le spectacle de la mer.Puis dans la période qui suit mon installation en Normandie, quand les choses sont encore fragiles, quand je connais des hauts et des bas dans le mouvement qui me ramène à la raison, j’enchaîne texte sur texte. En même temps que je consigne le bonheur d’être chez moi qui s’amplifie d’avoir au tout dernier moment évité une hospitalisation ( ce n’est pas difficile ni très surprenant, car aujourd’hui la politique officielle consiste à renvoyer les fous dans la rue ou à les mettre en prison ), j’écris mes idées délirantes des mois précédents, parce que je trouve ça intéressant, parce que c’est pour moi une bonne façon de ne plus en souffrir. Je note en quelques mots le contenu de mon délire tel qu’il me revient en mémoire, puis dans un texte plus ou moins romancé à partir de ces notes, je fais le pari qu’en racontant comment je vois les autres quand je perds la tête, je comprendrai à quoi ressemblent de nouveau ma douleur et ma nuit intérieure, alors que je suis pourtant libre de mes mouvements, chez moi et à la campagne. Cette démarche m’est suggérée par un peintre que je sais, qui intitule autoportrait tout à fait autre chose. Ce que je regarde, signifie-t-il, habite mon esprit, construit ma personne, donc en le donnant à voir, je me donne à voir. Je ne sais trop quoi penser d’un procédé de ce genre, mais ce qui me paraît sans intérêt pour la peinture me semble, appliqué à la littérature, une optique mentale tout à fait pertinente, qui tient de la lanterne magique et de la chambre noire, dont je m’inspire pour donner un contour à mes idées délirantes, pour les désamorcer et les rendre inoffensives.Et puis quand ca dérape à nouveau, je ne me souviens pas des circonstances précises, disons que c’est un creux de la vague qui me ramène sur la terre ferme, je décide d’aller au devant du danger. Lors d’une fête organisée par la chambre d’échos, mai 2005, pour saluer les dernières publications, j’aperçois Gilles Deleuze en train de boire un verre. Je quitte la fête en courant, terrorisé, sachant bien qu’il est mort. Un des aspects de ma folie d’alors, celle dont je suis précisément en train de sortir, c’est de voir des morts partout, dans la rue, dans le métro, familiers ou célèbres. Aussi quand je sens que ça prend à nouveau une allure inquiétante, plutôt que d’élever une barricade, j’essaie de négocier avec ce qui menace. En partant de cet épisode exemplaire à mes yeux, et c’est assez bien vu car je découvre ensuite que Deleuze au début de son abécédaire explique qu’il parle après sa mort, je me mets dans la peau d’un philosophe qui survivrait à son suicide, qui parlerait effectivement après sa mort, j’explore ma relation à la mort en vagabondant plume à la main. Je présume qu’ainsi ma fâcheuse tendance à rencontrer des morts ne reviendra plus, et qu’en allant voir du coté du corps morcelé ne reviendra plus la mauvaise habitude de fuir dans de misérables tentatives de suicide, dont je ne suis même pas dupe.Enfin, comme me l’a dit un jour ma psychiatre, écrire, n’est-ce pas, c’est une douce manière d’halluciner. Ca donne une lecture de Deleuze qui prend avec sa philosophie que je suis très loin de comprendre, n’étant pas philosophe, la plus grande liberté, n’en retenant que des aspects anecdotiques, et avec l’homme que je n’ai pas fréquenté, le ton le plus familier, quitte à écrire beaucoup d’âneries. Pour vous donner une idée plus précise, en voici le début. Je vous le lis parce qu’il indique, me semble-t-il, comment très intuitivement, mais corrections après corrections, en remettant mon ouvrage cent fois sur le métier, j’essaye de donner une distance et une cohérence, même absurde, à mon délire, une lisibilité, pour le désamorcer en quelque sorte. Le titre est : je parle après ma mort.…au chapitre des mondanitésAlors les os, les os de mon crâne précisément, à ce moment précisément mon crâne ne craque pas de façon sinistre, ne comprime pas douloureusement mon cerveau, ne se déforme pas non plus, mais au contraire pousse sa force au dehors, sans changer de volume tend joyeusement la peau des joues comme celle d’un tambour, bombe le front, tire et gonfle les tempes, accentue la galoche du menton, déplie les rides, exorbite les yeux, à peine bien sûr, d’une manière invisible, mais très sensible, comme si quelque chose qui vient de là m’obligeait à mieux considérer l’extraordinaire véracité du moment présent. Les vivants qui n’ont jamais connu la mort, c’est le cas du plus grand nombre, partagent quelque chose de cette sensation quand ils ont mal au crâne, mais c’est sans commune mesure avec ce qui m’arrive lorsqu’un fâcheux, la plupart du temps un fou ou une folle qui ne croient plus à la mort, voient clairement qui je suis. L’autre soir, en sortant du théâtre, je suis monté dans la navette qui mène au centre ville, et je me suis assis en face d’un jeune homme que j’avais remarqué pendant l’entracte, parce qu’il marchait de long en large dans une étrange agitation. Il se tenait maintenant immobile tout de travers sur la banquette devant moi, les yeux hagards dans un visage creusé par l’angoisse, et je le devinais torturé par un secret, banal sans doute, insupportable sûrement, une honte qu’il n’osait dire à personne, à propos du sexe, ou de ses origines, ou de ses revenus. Il m’a ému, car loin de montrer la sérénité du grand cabossé que je suis devenu, qui assume pleinement sa défiguration, il s’efforçait de la prévenir, écarquillant démesurément les yeux, contractant les coins de sa bouche, fronçant le nez, grinçant des dents, grimaçant de partout. Pour dénouer son malaise, par curiosité aussi, j’ai engagé la conversation sur le spectacle auquel nous venions d’assister. A mes critiques, cette pièce m’ayant passablement ennuyé, il répondit sans faire de manières, mais avec une retenue et une prudence extrêmes, qu’il l’avait beaucoup aimé, ayant trouvé infiniment plaisant de n’avoir rien compris à cette horrible tragédie, car elle avait été donnée en anglais, qu’il ignorait de bout en bout, mais comme sa mise en scène laissait voir qu’elle racontait des événements d’une violence insensée, d’une sauvagerie sans nom, d’une terreur inouie, il n’aurait pas moins ni mieux compris si les acteurs avaient joué en chinois, ou en allemand. À sa façon de prononcer a-lle-mand en détachant bien les syllabes, comme si ce mot l’eût tenu en respect, et en échec, et à cause d’un bref affolement qui est passé comme un fantôme dans son regard, j’ai aussitôt pensé qu’il était juif, un de ces jeunes juifs nés après la guerre qui ne veulent plus rien savoir des noms. Pour le réveiller, par défi, par politesse, je me suis présenté spontanément par mon nom, mon vrai nom, mon nom de philosophe, celui que je portais autrefois sans problèmes, avant de basculer dans le vide, dont j’aurais cru démériter si j’en avais usé autrement.Pour finir je voudrais dire qu’il y a de magnifiques écrivains de la folie, qu’il y a des textes majeurs sur le devenir fou, mais je ne connais pas de grands textes sur le processus qui conduit à la guérison, ou en tout cas à se sentir bien dans sa peau et dans sa tête après avoir connu les tourments du délire et de l’angoisse. A part les recettes de cuisine du genre, comment guérir de sa dépression en vingt leçons, personne que je sache n’a écrit un monument littéraire sur comment j’ai cessé d’être fou. Ce n’est pas tant l’empathie très commune pour ceux qui souffrent qui expliquerait cette lacune, mais en retrouvant la raison on renoue du même coup avec quelque chose de la normalité, voire de la connerie ordinaire, laquelle n’aide toujours pas à comprendre les mécanismes de l’esprit.